Correspondance (Diderot)/1

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 419-422).


CORRESPONDANCE GÉNÉRALE


I

À VOLTAIRE[1].
11 juin 1749.

Le moment où j’ai reçu votre lettre, monsieur et cher maître, a été un des moments les plus doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne : cela me suffit.

Le sentiment de Saunderson n’est pas plus mon sentiment que le vôtre ; mais ce pourrait bien être parce que je vois. Ces rapports qui nous frappent si vivement n’ont pas le même éclat pour un aveugle : il vit dans une obscurité perpétuelle ; et cette obscurité doit ajouter beaucoup de force pour lui à ses raisons métaphysiques. C’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en moi l’existence de Dieu ; le lever du soleil les dissipe toujours ; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voient. Il ne faut pas que vous imaginiez que Saunderson dût apercevoir ce que vous eussiez aperçu à sa place : vous ne pouvez vous substituer à personne sans changer totalement l’état de la question.

Voici quelques raisonnements que je n’aurais pas manqué de prêter à Saunderson, sans la crainte que j’ai de ceux que vous m’avez si bien peints.

S’il n’y avait jamais eu d’êtres, lui aurais-je fait dire, il n’y en aurait jamais eu ; car pour se donner l’existence il faut agir, et pour agir il faut être : s’il n’y avait jamais eu que des êtres matériels, il n’y aurait jamais eu d’êtres spirituels ; car les êtres spirituels se seraient donné l’existence ou l’auraient reçue des êtres matériels, ils en seraient des modes ou du moins des effets, ce qui n’est point du tout votre compte. Mais s’il n’y avait jamais eu que des êtres spirituels, vous allez voir qu’il n’y aurait jamais eu d’êtres matériels. La bonne philosophie ne me permet de supposer dans les choses que ce que j’y aperçois distinctement ; mais je n’aperçois distinctement d’autres facultés dans l’esprit que celles de vouloir et de penser, et je ne conçois non plus que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres matériels ou sur le néant, que le néant et les êtres matériels sur les êtres spirituels. Prétendre qu’il ne peut y avoir d’action du néant et des êtres matériels sur les êtres purement spirituels, parce qu’on n’a nulle perception de la possibilité de cette action, c’est convenir qu’il ne peut y avoir d’action des êtres purement spirituels sur les êtres corporels ; car la possibilité de cette action ne se conçoit pas davantage. Il s’ensuit donc de cet aveu et de mon raisonnement, continuerait Saunderson, que l’être corporel n’est pas moins indépendant de l’être spirituel que l’être spirituel de l’être corporel, qu’ils composent ensemble l’univers, et que l’univers est Dieu. Quelle force n’ajouterait point à ce raisonnement l’opinion qui vous est commune avec Locke : que la pensée pourrait bien être une modification de la matière !

Mais, lui répliquerez-vous, et ces rapports infinis que je découvre dans les choses, et cet ordre merveilleux qui se montre de tous côtés ; qu’en penserai-je ? — Que ce sont des êtres métaphysiques qui n’existent que dans votre esprit, vous répondrait-il. On remplit un vaste terrain de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes ; que diriez-vous de ces insectes, si, prenant pour des êtres réels les rapports des lieux qu’ils habitent avec leur organisation, ils s’extasiaient sur la beauté de cette architecture souterraine, et sur l’intelligence supérieure du jardinier qui a disposé les choses pour eux ? Ah ! monsieur, qu’il est facile à un aveugle de se perdre dans un labyrinthe de raisonnements semblables, et de mourir athée, ce qui toutefois n’arriva point à Saunderson ! Il se recommanda, en mourant, au dieu de Clarke, de Leibnitz et de Newton, comme les Israélites se recommandaient au dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, parce qu’il est à peu près dans une position semblable ; je lui laisse ce qui reste aux sceptiques les plus déterminés, toujours quelque espérance qu’ils se trompent ; mais que cela soit ou non, je ne suis point de leur avis. Je crois en Dieu, quoique je vive très-bien avec les athées. Je me suis aperçu que les charmes de l’ordre les captivaient malgré qu’ils en eussent ; qu’ils étaient enthousiastes du beau et du bon, et qu’ils ne pouvaient, quand ils avaient du goût, ni supporter un mauvais livre, ni entendre patiemment un mauvais concert, ni souffrir dans leur cabinet un mauvais tableau, ni faire une mauvaise action : en voilà tout autant qu’il m’en faut ! Ils disent que tout est nécessité. Selon eux, un homme qui les offense ne les offense pas plus librement que ne les blesse la tuile qui se détache et qui leur tombe sur la tête : mais ils ne confondent point ces causes, et jamais ils ne s’indignent contre la tuile, autre conséquence qui me rassure. Il est donc très-important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu : « Le monde, disait Montaigne, est un esteuf qu’il a abandonné à peloter aux philosophes », et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître.



  1. Dans la notice de la Lettre sur les Aveugles, M. Assézat ayant annoncé qu’il donnerait la lettre de Voltaire à laquelle celle-ci répond, nous la publions ici, par exception ; pour les autres lettres ou réponses de Voltaire et de Rousseau, le lecteur voudra bien se reporter aux éditions complètes de ces deux écrivains.

    « Je vous remercie, monsieur, du livre ingénieux et profond que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; je vous en présente un qui n’est ni l’un ni l’autre, mais dans lequel vous verrez l’aventure de l’aveugle-né plus détaillée dans cette nouvelle édition que dans les précédentes. Je suis entièrement de votre avis sur ce que vous dites des jugements que formeraient, en pareil cas, des hommes ordinaires qui n’auraient que du bon sens, et des philosophes. Je suis fâché que, dans les exemples que vous citez, vous ayez oublié l’aveugle-né qui, en recevant le don de la vue, voyait les hommes comme des arbres.

    « J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire.

    « Mais je vous avoue que je ne suis point du tout de l’avis de Saunderson, qui nie un Dieu parce qu’il est né aveugle. Je me trompe peut-être ; mais j’aurais, à sa place, reconnu un être très-intelligent, qui m’aurait donné tant de suppléments de la vue, et en apercevant, par la pensée, des rapports infinis dans toutes les choses, j’aurais soupçonné un ouvrier infiniment habile. Il est fort impertinent de prétendre deviner ce qu’il est, et pourquoi il a fait tout ce qui existe ; mais il me paraît bien hardi de nier qu’il est. Je désire passionnément de m’entretenir avec vous, soit que vous pensiez être un de ses ouvrages, soit que vous pensiez être une portion nécessairement organisée d’une manière éternelle et nécessaire. Quelque chose que vous soyez, vous êtes une partie bien estimable de ce grand tout que je ne connais pas. Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »