Correspondance (Diderot)/12

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 438-439).


XII

À J. J. ROUSSEAU


Vous voyez bien, mon cher, qu’il n’est pas possible de vous aller trouver par le temps qu’il fait, quelque envie, quelque besoin même que j’en aie. Auparavant tout le monde était malade chez moi ; moi d’abord qui ai été tourmenté de colique et de dévoiement pour avoir pris de mauvais lait ; ensuite l’enfant, d’un rhume de poitrine qui faisait tourner la tête à la mère et qui m’a inquiété, tant il était sec et rauque. Tout va mieux, mais le temps ne permet rien. Savez-vous ce que vous devriez faire ? Ce serait d’arriver ici et d’y demeurer deux jours incognito. J’irais samedi vous prendre à Saint-Denis, où nous dînerions et de là nous nous rendrions à Paris dans le fiacre qui m’aurait amené. Et ces deux jours, savez-vous à quoi nous les emploierions ? À nous voir, ensuite à nous entretenir de votre ouvrage ; nous discuterions les endroits que j’ai soulignés et auxquels vous n’entendrez rien si nous ne sommes pas vis-à-vis l’un de l’autre. Vous finirez en même temps l’affaire du manuscrit du Baron, soit avec Pissot, soit avec Briasson, et vous prendrez des arrangements pour le vôtre, et peut-être arrangerez-vous une troisième affaire dont je me réserve à vous parler quand vous viendrez. Voyez donc si vous voulez que j’aille vous prendre. Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu et qu’il vous ait touché[1]. Vous n’êtes pas de mon avis sur les ermites. Dites-en tant de bien qu’il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j’en penserai, encore y aurait-il à dire là-dessus si l’on pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts ans ! On m’a dit une page d’une lettre du fils de Mme d’Épinay qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme. Je vous salue, je vous embrasse, j’attends votre réponse pour vous aller prendre à Saint-Denis et même jusqu’au parc de Montmorency, voyez. Adieu, j’embrasse aussi Mme Levasseur et sa fille. Je vous plains tous beaucoup par le temps qu’il fait. Jeudi.

Je vous demande pardon de ce que je vous dis sur la solitude où vous vivez. Je ne vous en avais point encore parlé. Oubliez ce que je vous en dis et soyez sûr que je ne vous en parlerai plus.

Adieu, le citoyen ! C’est pourtant un citoyen bien singulier qu’un ermite.



  1. Ces trois premières lettres se rattachent à la brouille qui éclata entre Diderot et Rousseau, à propos du Fils naturel, et qui est racontée en détail dans le neuvième livre des Confessions, où l’on trouve des fragments dos deux premières. Elles ont été imprimées intégralement pour la première fois, ainsi que les deux autres, dans J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, correspondance publiée par MM. Streckeisen-Moultou et J. Levallois. Lévy, 1865, 2 vol. in-8.