Correspondance (Diderot)/35

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 479-485).


XXXV

AU GÉNÉRAL BETZKY
Paris, 1766.
Monsieur,

Je suis très-honoré des marques de confiance que vous avez eu la bonté de me donner, et j’ai tâché d’y répondre avec tout le zèle et toute l’activité possibles ; mais Son Excellence le prince de Galitzin a su si bien gagner mon Falconet, qui, de son côté, a apporté tant de facilité à nos vues, qu’il ne me reste presque aucun mérite dans le succès de cette affaire. L’affabilité charmante du prince et le désintéressement singulier de l’artiste ont tout fait. Je perds un bon ami que le prince de Galitzin m’enlève ; et l’honneur d’être appelé par la plus grande des souveraines, et de travailler à la gloire du plus grand des monarques, ravit à la nation un homme excellent qu’elle regrette. Il n’y a qu’une voix sur le choix de votre artiste.

Falconet partira le 15 du mois de septembre prochain. Il n’y a aucune sorte d’intérêt qu’il n’ait sacrifié à l’empressement flatteur que vous avez de le posséder. Permettez, monsieur, à l’amitié de vous révéler ce que la hauteur d’âme de mon artiste vous aurait certainement laissé ignorer. Il s’éloigne d’un pays où il est honoré ; il quitte à cinquante ans son foyer, la maison qu’il a lui-même bâtie, les arbres qu’il a plantés, le jardin qu’il cultivait lui-même de ses mains, des amis qui lui sont chers ; il renonce à la méditation, à l’étude, à toutes les douceurs d’une retraite délicieuse ; avec une âme bonne et sensible, telle que Votre Excellence l’a reçue de la nature, elle concevra toute la force de ces sortes de liens, et combien il en doit coûter pour les rompre. Falconet les a rompus, et ce n’est ni la soif de l’or, ni l’ambition d’une plus grande fortune qui l’ont déterminé. Il méprise l’or, il est âgé, et il a la fortune du sage ; mais il est entraîné par le talent et le désir de s’immortaliser par une grande et belle chose.

Il avait un état de maison tel qu’il convenait de l’avoir à un homme qui est dans l’aisance. À peine son voyage a-t-il été arrêté que tous ses effets ont été donnés, dissipés ou vendus.

M. le prince de Galitzin vous dira qu’il n’a réservé, du prix de la location de sa maison, qu’une pension annuelle très-modique qu’il faisait à une de ses parentes dont il est le bienfaiteur et le soutien.

On a disposé de la place qu’il occupait à la manufacture de Sèvres, et qui lui rendait deux mille quatre cents livres par an.

Il a renoncé à la place de professeur, aux grades académiques et aux honoraires qui y sont attachés.

Il avait seize cents livres de pension de la cour ; et il est d’autant plus incertain que ces seize cents livres lui restent, qu’on a refusé d’accepter, en payement d’un bloc de marbre qui lui avait été fourni, mille écus qu’on lui redevait sur cette pension.

Il a confié à un autre sculpteur, qui a bien voulu s’en charger, le soin d’achever à ses dépens la statue de saint Ambroise qu’il travaillait pour les Invalides.

Je n’entre dans tous ces détails que pour supplier Votre Excellence d’épargner à mon ami toutes sortes de regrets, de lui accorder votre protection entière, et de lui procurer un travail facile et un séjour heureux. Je mourrais de chagrin, si j’avais jamais à me reprocher les conseils que je lui ai donnés et les assurances que je lui ai faites. Vous avez à remplir avec mon ami toutes les promesses que je lui ai faites.

Le duc de Wurtemberg a permis que les deux statues qu’il avait entreprises pour lui, et qui étaient presque finies, appartinssent à Sa Majesté Impériale, à qui, soit dit sans offense, elles conviendraient beaucoup mieux. L’une représente la Souveraineté appuyée sur son faisceau, l’autre la Gloire qui entoure d’une guirlande un médaillon où l’image de Catherine sera très-bien placée.

Une troisième, qui montre une femme assise qui enveloppe d’un pan de sa robe des fleurs d’hiver, semble avoir été projetée pour la Russie. Les deux premières figures sont très-belles ; mais cette dernière est de position, de caractère, de simplicité, de mouvements, de draperies, un chef-d’œuvre à placer à côté de l’antique.

Les trois caisses qui renferment ces trois morceaux sont accompagnées de dix-sept autres, dont cinq contiennent quelques effets appartenant à l’artiste ; les autres sont pleines de dessins, de plans, d’estampes, d’outils ; en un mot, de choses relatives à l’étude et à la pratique de l’art ; et le projet de Falconet est de les abandonner à l’usage de l’Académie.

Il est à propos que Votre Excellence veille à la sûreté de ces caisses, et empêche qu’elles ne soient ouvertes avant l’arrivée de l’artiste : il serait fâcheux que des choses précieuses, qui auraient échappé aux périls du voyage, fussent brisées par des ouvriers maladroits.

Jusqu’à présent, je n’ai pas dit un mot à Votre Excellence du traité fait avec Falconet ; ç’a été l’ouvrage d’un quart d’heure, et l’écrit d’une demi-page.

Nous nous sommes informés de ce que de pareils monuments exécutés avaient produit, à Paris, aux artistes qu’on en avait chargés, à Bouchardon, à Pigalle, à Le Moyne, et nous avons su que leurs honoraires avaient été évalués à cent mille écus, sans compter une infinité de petits gains malhonnêtes, connus dans tous les métiers sous le nom de tour du bâton.

Votre Excellence imagine bien que nous avons laissé là ces gains qui ne nous convenaient pas, et qui ne devaient convenir à aucun honnête homme ; nous avons même négligé des considérations plus justes, telles que la nécessité de s’expatrier, et toutes les peines qu’elle cause, et toutes les pertes qui en sont la suite nécessaire, et nous avons proposé cent mille écus à Falconet. Notre artiste nous a répondu qu’il ne lui fallait que deux cent mille francs, que celui qui ne savait pas être heureux avec deux mille livres de rente ne l’était pas avec cent mille ; et que, quant aux autres cent mille francs dont il se départait sans peine, on les lui rembourserait en bons procédés ; ce qui ne coûterait rien à personne. Je supplie Votre Excellence de juger à ce trait mon ami.

Le traité ne porte donc que deux cent mille francs, il a fallu en passer par là. Nous n’avons jamais pu vaincre là-dessus l’opiniâtreté de notre statuaire ; ainsi ce n’est pas économie de notre part, c’est refus de la sienne. C’est lui-même qui a réduit son honoraire à ce prix modique, malgré que nous en eussions, et au grand scandale de tous nos artistes qui ont su son procédé honnête et qui ne le lui pardonnent pas.

Les monuments de cette espèce coûtent ici des millions, et durent un temps infini. Si tout répond aux vues de notre artiste, qui ne pense pas qu’il soit plus permis de voler un souverain qu’un particulier, Sa Majesté Impériale saura combien il en faut rabattre, et pour le temps et pour la dépense, quand on a affaire à un honnête homme et à un habile homme.

Il est à présumer que moins un artiste pense à lui-même, plus il pense à ses ouvriers ; Falconet avait son intérêt à les choisir excellents, c’est ce qu’il a fait. Et Votre Excellence verra qu’il ne leur a presque rien accordé au delà de ce qu’ils gagnent dans les ateliers de Paris.

Que Votre Excellence me permette de lui représenter que le travail de mon ami lui rend environ dix mille francs à Paris, et qu’en ajoutant à ces dix mille francs son honoraire annuel de la manufacture de Sèvres, ses pensions, ses honoraires académiques et le reste de son revenu, son traité avec la cour de Russie n’ajoute presque rien à sa fortune. Comblez donc d’honneurs mon Falconet, rendez-le donc heureux, faites qu’il jouisse du repos ; faites qu’il ne trouve aucun dégoût, aucun obstacle qui le retardent dans ses opérations, et l’empêchent d’exécuter pour vous une grande et belle chose ; et il aura obtenu la récompense dont il fait cas. Je vous demande son bonheur avec mille fois plus d’instance que je n’oserais vous demander le mien. Qu’il m’écrive incessamment qu’il est heureux, et qu’à son retour il puisse m’embrasser avec joie ! C’est à ces conditions que je vous l’envoie.

Il part avec un de ses ouvriers et une jeune personne âgée de dix-neuf ans[1] Il sera suivi d’un second ouvrier, et il en prendra un troisième à Berlin.

Le ministre précédent avait accordé au peintre La Grenée dix mille francs pour son voyage. Mon statuaire, qui se distingue jusque dans les plus petites choses, a pensé que la même somme suffirait pour cinq personnes, et il n’en a pas demandé davantage.

Je ne vous dis rien des autres articles du traité ; j’espère que Votre Excellence reconnaîtra que l’intérêt n’en a dicté aucun, et que tout y a été dirigé à l’économie, à la célérité et au succès.

Il n’est pas indifférent que vous sachiez que les ouvriers qui accompagnent ou suivent mon ami ont, la plupart, femme et enfants qu’ils laissent dans ce pays, et à la subsistance desquels il est juste qu’ils pourvoient.

Tout en arrivant, mon statuaire vous présentera son ébauche. C’est un homme qui pense et sent grandement ; son idée m’a paru neuve et belle, elle est sienne ; il y est singulièrement attaché, et je pense qu’il a raison. Avec le talent le plus distingué, il a encore la modestie de ne pas trop présumer de lui-même ; cependant je ne doute point qu’il n’aimât mieux s’en revenir en France, après avoir supporté la fatigue d’un long et pénible voyage, que de se soumettre à faire une chose ordinaire et commune. Le monument sera simple, mais correspondra parfaitement au caractère du héros. On pourrait l’enrichir sans doute ; mais vous savez mieux que moi que, dans les beaux-arts, la richesse est presque toujours l’ennemie mortelle du sublime. Nos artistes sont accourus dans son atelier ; tous l’ont félicité de s’être affranchi de la route battue ; et c’est la première fois que j’ai vu une idée nouvelle aussi universellement applaudie, et des gens de l’art, et des gens du monde, et des ignorants, et des connaisseurs. Un de ses ouvriers lui dit à l’aspect de son modèle : « N’est-ce pas vous qui avez fait cela ? C’est le czar. »

Je relis le traité à mesure que j’ai l’honneur de vous écrire, et je n’y vois rien que Sa Majesté Impériale ne puisse approuver. Si cependant, contre notre attente, il se trouvait, soit dans la forme, soit dans quelques autres points, quelque chose qui ne s’arrangeât pas pourtant avec les coutumes, les mœurs, les usages du pays, on peut attendre du bon esprit de mon ami qu’il se prêtera à toutes les rectifications qui ne croiseront ni la célérité ni le succès de son entreprise.

Il ne me reste plus qu’à remercier Votre Excellence de toutes les choses obligeantes qu’elle a la bonté de me dire. Il est naturel que dans la seule occasion que j’aurai peut-être de ma vie de lui témoigner mon respect et mon dévouement, je souhaite ardemment que ma conduite ait été bien conforme à ses intentions. J’espère qu’elle ne dédaignera pas de m’en instruire, afin que je puisse m’excuser, si j’ai failli ; ou jouir de la satisfaction la plus douce, si j’ai eu le bonheur de la contenter.

Surtout que Votre Excellence ne confonde pas mon artiste avec la foule des artistes communs. C’est un homme qui a des idées, et qui sait penser par lui-même. J’ignore sur quelle entreprise plus intéressante Votre Excellence pourrait avoir dans la suite à me consulter ; mais quand mon Falconet sera à côté du général Betzky, il n’aura plus besoin de personne. Qu’on le laisse faire, et il fera de grandes choses.

Cependant Votre Excellence peut disposer de moi en toutes circonstances, elle doit connaître mon dévouement. S’il est vrai que ce soit le cœur qui rende disert, ce sera surtout quand il sera question de la servir et de célébrer Sa Majesté Impériale que je suis très-sûr de trouver du génie, s’il est vrai que la nature m’en ait départi quelque étincelle.

Vous avez déjà un sculpteur à Pétersbourg, et même de notre Académie. Pour peu qu’il ait d’âme, il est difficile qu’il voie arriver un autre artiste pour exécuter un monument qu’il ne doit pas juger au-dessus de son talent ou de sa médiocrité : les hommes ne se rendent pas cette justice. Il est naturel qu’il regarde l’artiste avec un œil jaloux, et l’ouvrage d’un œil critique ; qu’il examine, qu’il censure, qu’il inquiète, et qu’il suscite des difficultés et des arguments ; il est tout simple que Sa Majesté Impériale et vous, monsieur, qui êtes son ministre, interposiez votre autorité, et disiez les mots graves qui font taire. Il ne faut pas que notre artiste, qui aura besoin de toute la tranquillité de sa tête, soit importuné et distrait dans une grande opération par le bourdonnement et la piqûre des guêpes.

Il espère trouver dans les écuries de Sa Majesté, ou des seigneurs de sa cour, de beaux modèles de chevaux, et quelques bons écuyers à son service.

Quant à la suite des opérations, la construction des ateliers, la préparation du petit modèle et l’exécution du grand, elles se succéderont, comme j’ai eu l’honneur de vous le marquer dans la précédente lettre à laquelle Votre Excellence a fait une réponse que je regarde comme un témoignage précieux de son estime et de sa bienveillance.

Un jeune comédien russe qui voyage aux dépens de Sa Majesté, sachant que c’était au général Betzky que mon Falconet était adressé, s’écria avec une naïveté qui me remplit de joie : « Le général ! c’est le plus honnête homme de la Russie. M. Falconet ne sera pas plus tôt arrivé, qu’il sera son enfant. »

Il ne me reste plus qu’un mot à dire à Votre Excellence : le projet de Sa Majesté serait-il d’appeler dans ses États des Français ? le moment est favorable. Mais oserais-je vous représenter, monsieur, que ce soient surtout des jeunes gens ? Il faut les prendre lorsque leur éducation est faite, leur tempérament fort et vigoureux, et leur talent bien décidé, entre vingt à trente ans. Ce n’est qu’à cet âge qu’on n’a point de patrie et qu’on en prend une. C’est dans cet intervalle qu’on épouse une contrée, et qu’on l’épouse si bien qu’on n’imagine plus qu’on puisse subsister heureusement sans un vitchoura. C’est alors que les passions se développent, et qu’on sent le besoin d’une compagne. Le vieillard arrive, rend les services qu’on lui demande, forme quelques élèves qui s’abâtardissent, reçoit les honoraires qu’on lui a promis, s’en retourne ; le jeune homme prend femme, a des enfants, et fait une famille qui reste.



  1. Mlle Collot.