Correspondance (Diderot)/38

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 490-492).


XXXVIII


DIDEROT À GARRICK.
À Paris, ce 20 janvier 1767.

Monsieur et très-honoré Roscius, c’est moi qui ai donné au poëte qui vous écrit au coin de mon feu le conseil de travailler plutôt pour le théâtre de Londres que pour le nôtre. Il est jeune[1] mais il a l’âme haute, et il pense que s’il n’est pas permis de mettre sur la scène les prêtres, les rois, leurs ministres, en un mot tous les grands bélîtres de ce monde, il n’y a qu’à fermer boutique. Les personnages les plus ridicules, les moines, les religieuses, les abbés, les évêques, les présidents à mortier nous sont interdits, tant c’est une chose respectable pour nous qu’une croix et un capuchon. Celui qui oserait intituler son drame Jacques Clément, Henri IV, Richelieu, Damiens, Coligny, risquerait d’obtenir un logement aux dépens de l’État, à la Bastille ou à Bicêtre, et la fantaisie de mon jeune ami serait de mériter cette faveur et de ne pas l’obtenir. La pièce que vous recevrez et qu’il vous soumet est son coup d’essai ; s’il est possible de l’ajuster à votre costume, je vous demande, par l’amitié que vous avez pour moi et que je vous rends bien, et par l’intérêt que vous devez à un talent qui naît et qui promet, s’il est encouragé, de vous en occuper. M. Fenouillot n’est point du tout indigne que vous fassiez pour sa gloire et pour sa fortune ce que vous faites pour la gloire et la fortune de M. Colman[2]. S’il arrive, après que vous vous serez bien gratté le front et rongé les ongles pour réussir en commun, que le pied vous glisse, la chute sera pour lui seul. En cas de succès, il sera très-flatté de voir son nom en accolade avec le vôtre, et, pardieu ! je le crois bien. Du reste, vous en userez avec lui connue il vous plaira. Quoiqu’il soit presque aussi gueux qu’il convient à un enfant d’Apollon, il aimerait encore mieux une feuille de laurier qu’une grosse pièce d’or. Il a lu, je ne sais où, qu’anciennement ceux qui mâchaient du laurier prophétisaient, et il a grand appétit de ce fourrage. Adieu, monsieur et très-aimable ; souvenez-vous de temps en temps de la synagogue de la rue Royale et du petit sanctuaire de la rue Neuve-des-Petits-Champs ; on y fait souvent commémoration de vous, le verre en main, et l’on vous y boit en bourgogne, en Champagne, en malaga, en toutes couleurs, en tout pays. Je suis, comme vous savez, votre admirateur, et je serais bien fâché que vous ne me comptassiez pas au nombre de vos amis.



  1. « Tous les biographes font naître Fenouillot de Falbaire en 1727. Il nous semble qu’ils le vieillissent au moins de dix ans ; car il en aurait eu quarante à l’époque de cette lettre, et à cet âge on n’est plus, à proprement parler, un jeune homme. Remarquez que Diderot insiste plus bas sur ce point, en l’appelant « mon jeune ami ». (G. C.)
  2. George Colman, célèbre auteur dramatique anglais.