Correspondance (Diderot)/5

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 425-426).


V

AU P. CASTEL[1]
(Sans date.)
Monsieur,

Il me faudrait un an et un gros livre pour y mettre autant d’esprit que vous en avez mis dans la lettre obligeante que vous avez la bonté de m’écrire, mais il ne faut qu’un moment et l’amour de la vérité pour vous assurer combien je suis sensible à cette marque de bonté. La personne par laquelle vous m’avez fait tenir cette lettre vous en dira là-dessus bien plus que je ne peux vous en exprimer. Il y a des choses qu’il faut voir, monsieur et révérend Père, et les signes de joie que j’ai ressentis quand on m’a annoncé quelque chose de votre part sont de ce nombre.

Je puis donc compter deux moments doux dans ma vie. L’un me fut procuré quand mon aveugle clairvoyant[2] parut ; cette lettre m’en valut une autre de Mme la marquise du Châtelet et mon sourd-muet m’en vaut une autre de vous. Mais, au nom de Dieu, mon révérend Père, à quoi pense le P. Berthier de persécuter un honnête homme qui n’a d’ennemis dans la société que ceux qu’il s’est faits par son attachement pour la compagnie de Jésus et qui, tout mécontent qu’il en doit être, vient de repousser avec le dernier mépris les armes qu’on lui offrait contre elle ? Vous le dirai-je, mon révérend Père ? Sans doute, je vous le dirai, car vous êtes un homme vrai, et par conséquent disposé à prendre les autres pour tels. À peine mes deux lettres eurent-elles paru, que je reçus un billet conçu en ces termes : « Si M. Diderot veut se venger des Jésuites, on a de l’argent et des mémoires à son service ; il est honnête homme, on le sait ; il n’a qu’à dire : on attend sa réponse. » Cette réponse attendue, la voici : « Je saurai bien me tirer de ma querelle avec le P. Berthier sans le secours de personne ; je n’ai point d’argent, mais je n’en ai que faire. Quant aux mémoires que l’on m’offre, je n’en pourrai faire usage qu’après les avoir très-sérieusement examinés et je n’en ai pas le temps. »

Jugez-nous actuellement le P. Berthier et moi, vous, mon révérend Père, qui joignez tant d’équité à tant de discernement.

Je suis, monsieur et révérend Père, avec le respect le plus profond et toute la vénération qu’on doit aux hommes supérieurs, etc.



  1. Cette lettre et la suivante ont été publiées, à la suite d’un article nécrologique sur Diderot, par l’abbé de Fontenay, dans les Annonces, affiches et avis divers ou Journal général de France, du 7 août 1784, no 95.
  2. La Lettre sur les Aveugles.