Correspondance (Diderot)/55

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 23-25).


LV

AU MÊME.
Au Grandval, 10 novembre 1770.

Il faut pourtant, mon ami, que je cause encore une fois avec vous avant de quitter ce Grandval, dont les habitants auraient certainement été malheureux comme des chiens (non pas les chiens de Mme d’Aine), si, par le temps qu’il fait, je les avais abandonnés à la discrétion du maître de la maison… Mais il m’apporte le soir ses chiffons ; le matin il vient voir si je m’en suis occupé ; nous en causons et d’autres choses. Il me laisse ; il va fumer sa pipe ; c’est tout juste le moment où sa femme s’enferme pour étudier, où la belle-mère est à sa toilette ou à la cuisine, l’instituteur et les enfants à leur tâche… Ainsi, il ne peut avoir de l’humeur que contre lui-même, et cette humeur n’est point du tout déplacée. L’heure du diner sonne ; nous dînons. Si je vois ses enfants menacés de quelques moulinets, je me jette tout au travers, et cela dure moins. Au sortir de table nous faisons une partie de billard ; nous philosophons, c’est-à-dire que nous ergotons jusqu’à cinq heures, temps où chacun se retire. À sept heures et demie, je leur fais la chouette à lui et à Lagrange ; je perds et tout va bien. Notre souper n’est pas orageux, parce qu’il est court ; nous achevons notre partie après souper ; les femmes, éparses, dorment sur des fauteuils ; si nous sommes tristes, nous ne tardons pas à nous retirer ; nous ne nous couchons tard que quand nous sommes gais, et il n’y a pas de mal à cela. J’ai fait votre commission ; il fallait qu’on s’attendît à quelque chose de votre part, puisque la belle-mère est montée chez moi, pour savoir si dans mes paquets il n’y avait rien pour sa fille. Je remettrai votre billet à mon enfant, lundi soir ou matin, selon l’heure à laquelle nous partirons d’ici ; si nous arrivons à temps, je pourrai bien aller prendre place à côté de la chaise prophétique et sacrée ; cependant n’y comptez pas trop. Rassurez-vous sur la santé de mon corps et sur celle de mon âme ; la maison entière est en fort bon état. Pour Dieu, croyez à ce que je vous dis, et n’en rabattez pas un iota. J’ai pris d’inadvertance une indigestion de pain ; c’est la pire de toutes ; j’en ai eu l’estomac dérangé pendant quatre ou cinq jours. J’ai, en dépit de la maîtresse de la maison, suivi, le reste du séjour, un régime si sévère qu’il n’y a plus paru. J’ai travaillé comme un forçat ; Barthe m’a envoyé sa comédie de la Femme jalouse ; tout en la lisant pour l’auteur, j’en ai fait une petite analyse pour vous. Si vous étiez aussi un peu curieux de mon sentiment sur l’ouvrage de l’abbé Panurge, je vous donnerais la lettre que je lui ai préparée. Enfin, mon ami, il est rare que je sois tout à fait content de l’emploi de mon temps, lorsqu’il n’y a pas une ligne dont vous puissiez tirer votre profit, et qui vous fasse une petite économie de travail. Il faut bien que je vous dédommage des distractions que vous causent mes affaires de cœur. Je vous jure, mon ami, que jusqu’à présent le tour tout au moins équivoque qu’elles ont pris ne m’a pas donné une heure d’inquiétude. Si vous avez été en souci sur la chaleur que vous avez pu remarquer dans quelques endroits de mes lettres, ne l’imputez qu’à l’impatience de vous voir pallier, excuser, défendre, affaiblir, contre le témoignage de votre conscience, une conduite qui n’était susceptible d’aucune couleur favorable. Je n’y vais pas, moi, par quatre chemins ; lorsqu’il s’agira de chasser mon ami ou un indifférent, je ne serai jamais embarrassé du choix ; mais passons, cela n’eût été ni honnête, ni poli ; mais la politesse, l’honnêteté exigeaient-elles qu’on permît de venir tous les jours et à toute heure, comme on l’a fait ; de se prêter à une correspondance pendant l’absence ; d’introduire dans la société du Louvre ? Dites-moi un peu ce qu’on pouvait faire de mieux pour déranger une autre tête que la mienne ? Je vous le dis et vous le répète ; j’aimerais bien mieux qu’il y eût une passion bien formée, si elle n’y est pas, que les motifs secrets qu’on ne s’avoue pas parce qu’on en rougirait, et qui n’en déterminent pas moins à des procédés qu’on trouverait abominables dans sa voisine. Je ne saurais souffrir ces foutues balances-là, où les actions d’autrui pèsent comme du plomb, et où les nôtres sont légères comme des plumes. Et puis, « mes amis, restez-moi ; vous suffisez au bonheur de ma vie ; entre vous, je défie le destin de m’attaquer ». Et puis il se trouve un beau jour que tout cela n’est que du verbiage. Homme équitable, j’avais sacrifié à cette femme-là tout mon avoir, qui est de quelque prix apparemment, puisque cette perte a fait souvent le sujet de vos doléances ; croyez-vous qu’il y eût du trop dans ce qu’elle avait à mettre là contre ? Vous avez beau plaider pour elle, vous ne changerez ni mon opinion ni la sienne ; vous ne mettrez jamais son cœur à l’aise ; soyez sûr qu’elle est mécontente d’elle-même, et si mécontente que, quoique j’aie fait l’impossible pour la tranquilliser, l’encourager, la rassurer sur mon estime, sur mon amitié, sur mon repos, en mettant les choses au pis aller, je n’ai encore pu y réussir. C’est qu’il ne faut pas se donner pour merveilleuse quand on ne l’est pas ; c’est que quand on vient à découvrir qu’on n’est ni pis ni mieux que les autres, il faut tout doucement baisser la tête, et dire comme je ne sais quelle femme disait à son mari la première nuit de ses noces : Hé bien, monsieur, v’là qu’est ; comme v’là qu’est ; et s’épargner à soi-même et à un galant homme qui n’y met pas la moindre importance, tous ces efforts inutiles pour trouver et faire trouver ses patins aussi hauts qu’on les croyait. J’ignore ce que l’avenir me prépare ; mais, pardieu, s’il m’arrive quelques-uns de ces essais scabreux où je sois forcé d’en déchanter sur mon compte, hé, pardieu, j’en déchanterai bien franchement ; et attendez-vous que je dirai comme l’abbé de La Porte : Je me croyais quelque chose ; mais j’ai découvert que je n’étais qu’un plat bougre, comme un autre. Ce ne sera sûrement pas encore pour cette fois-ci. Imaginez que je lui écrivais d’ici : « Si vous vous trouvez entre le désir et le scrupule, appelez-moi vite, et je me joindrai au désir pour prouver au scrupule qu’il n’est qu’un sot », et ainsi du reste. Bonsoir, mon ami, aimez-moi bien, vous ; car c’est sur cette infidélité-là que je n’entendrais pas raison.