Correspondance (Diderot)/8

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 428-429).


VIII

à madame de ***[1].
1754.
Madame,

Je crains toute épithète et ne mérite point celle de philosophe ; je ne suis ni d’âge ni d’étoffe à faire un Caton, et il est cent occasions où je serais bien fâché qu’une femme aimable n’eût à louer que ma sagesse.

Pour poëte, je ne me souviens pas d’avoir sommeillé sur le Parnasse assez longtemps pour être à mon réveil salué de ce nom.


Pour faire un vers mauvais ou bon,
Je ne vais point à la fontaine
Qui baigne le sacré vallon :
J’aime la jeune Célimène,
Sa gorge fait mon Hélicon ;
Or, devinez mon Hypocrène.


Le titre de musicien ne me va pas plus. Il y a cinq ou six ans que j’ai perdu le peu de voix que j’avais, pour la raison que nous ne pratiquons pas en France la méthode de la faire durer autant qu’en Italie.

La stérilité du menton est donc la seule qualité qui soit commune entre Phébus et moi. Aussi ses malheurs ne me touchent-ils guère, et je vous jure que si j’avais vécu comme lui avec neuf pucelles et qu’elles eussent la même bonne volonté pour moi, mortel chétif, j’aurais mieux employé mon temps que ce dieu.

Quant à Daphné, vous conviendrez que cette fille était de mauvais goût, et qu’avec toutes les raisons qu’elle avait de se défier d’un chanteur qui allait jusqu’au la, il valait mieux risquer d’être déesse que de s’exposer à devenir laurier et faire la récompense de l’amant que la couronne du poète.

Enfin, madame, je n’ai ni les vices ni les vertus d’Apollon, seul de ses frères à qui leur père ait accordé un équipage et même assez brillant. Il tranchait du petit-maître et personne ne l’est moins que je ne le suis. Né jaloux jusqu’à la fureur, il fit à Vénus une tracasserie dont je suis incapable, car si je ne parviens pas à me procurer le bonheur de Mars, je ne suis pas homme à donner à Vulcain avis de son malheur.



  1. Cette lettre, publiée dans les éditions Belin et Brière, avec les Poésies, semble plutôt un jeu d’esprit qu’une lettre réellement adressée à une femme. Nous la plaçons à cette date, parce que Grimm cite le sixain qu’elle renferme dans son « ordinaire » du 15 juillet 1754.