Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/011

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 58-60).


Paris, 15 février 1758.


Diderot ne vous traite pas mieux, mon cher maître, que ses meilleurs et ses plus anciens amis. Pendant tout le temps que j’ai été à Lyon et à Genève, je n’en ai pas eu signe de vie. Il faut lui pardonner comme à Crispin, à cause de l’habitude. Je ne sais quel parti il prendra, mais je sais bien celui qu’il aurait dû prendre. Jusqu’à présent il se borne à dire qu’il ne peut pas continuer sans moi : il me semble qu’il devrait dire plus ; mais ce sont ses affaires. Il ne sait pas tous les dégoûts et toutes les tracasseries qui l’attendent. Au reste, nous n’en sommes pas moins bons amis, et nous le sommes assez pour que je lui fasse les reproches qu’il mérite de son silence à votre égard. Vos papiers sont entre mes mains, et n’en sont pas sortis ; je vous les renverrai, si vous le jugez à propos ; mais vous pouvez être sûr que je ne les laisserai sortir de mes mains que par votre ordre exprès.

Vous me demandez si monsieur et madame une telle ne nous protègent pas. Pauvre républicain que vous êtes ! si vous saviez de quel bureau partent quelques-unes des satires dont nous nous plaignons ; si vous saviez que l’auteur des Cacouacs est le même que celui de l’Observateur hollandais, cette insipide satire de nos ennemis et du roi de Prusse en particulier ; si vous saviez enfin que l’auteur des Affiches de province, où nous sommes à peu près traités de cartouchiens, est le même que celui de la Gazette de France, et reçoit l’ordre des mêmes ministres, vous sentiriez combien vous avez raison quand vous dites que vous voyez tout de trop loin. Qu’ils s’adressent aux faiseurs de Cacouacs, d’Observateur très hollandais, de libelles et de gazettes pour faire l’Encyclopédie, s’ils veulent que cet ouvrage se continue.

Il faut que je vous divertisse un moment au sujet de l’article Fornication. Quatre évêques se trouvèrent, il y a peu de jours, chez un prince de l’Église romaine, mon double confrère ; l’article fut mis sur le bureau, lu et pesé avec attention ; on n’y trouva à redire que ces paroles : En faisant abstraction de la religion, de la probité même, etc. qui furent vivement défendues par un des assistants comme irrépréhensibles ; mais ce même assistant, homme de tête, comme vous allez voir, trouva un venin bien caché dans la fin de cet article, sur ce que j’y dis du peu de pouvoir de la religion pour servir de frein aux crimes. D’autre part, un vieux Cacouac de mes amis m’a dit qu’il avait lu cet article sur le bruit qu’on en faisait, et qu’il le trouvait très édifiant et très favorable à la religion. Cela est un peu fort, mais à la bonne heure ; tout cela prouve que nos fanatiques sentent les coups, sans savoir de quel côté ils viennent.

J’attends, avec la plus grande impatience, la profession de foi : le mot de votre ami Hubert est excellent. Je crois bien que nos sociniens honteux y auront été fort embarrassés ; et j’imagine que cette profession de foi me donnera bien gain de cause : car on dit qu’il n’y a là-dedans non plus de consubstantiel ni d’homoousios que dans mon œil, et vous savez que le consubstantiel est en cette matière res prorsùs substantialis, comme disait Newton de quelque chose de mieux. Enfin nous la verrons ; Cubières m’a promis de me l’apporter dès qu’il la recevrait. Il ne m’a pas trop caché que cet article de la Divinité de qui vous savez, embarrasse un peu les ministres, et qu’ils étaient au fond pour le père. Ce qu’il y a de certain, lui dis-je, c’est qu’Arius et Eusèbe de Nicomédie auraient signé le catéchisme de Vernet, sur cet article, ou plutôt l’auraient condamné ; car leur hérésie consistait uniquement à dire que le fils était semblable au père, mais non le même ; et voilà pourquoi les pères de Nicée les ont anathématisés. Il est vrai qu’ils ont eu leur revanche à Sirmich et à Rimini ; je crois que ces deux conciles auraient retranché Vernet de leur communion. Cubières finit par me dire qu’assurément on était fort trompé à Genève sur mon compte, qu’on m’y croyait fort en peine, et qu’on ne savait pas combien je me réjouissais à leurs dépens.

Adieu, mon très cher et très illustre philosophe. On dit que vous jouez la comédie à Lausanne tant que vous pouvez : celle que nous jouons ici n’est pas si bonne que la vôtre. L’année 1758 sera remarquable par deux époques un peu différentes, la déroute de l’Encyclopédie et de la Sorbonne. Cette dernière est aux abois ; elle refuse de garder le silence sur la constitution, et ne veut plus se taire sur ce qu’on a eu tant de peine à lui faire dire. Il y a déjà des exilés ; la théologie est perdue.