Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/021

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 69-70).


Paris, 18 juillet 1760.


Vous me paraissez persuadé, mon cher et grand philosophe, que je me trompe dans les jugements que je porte de certaines personnes ; je suis persuadé, moi, que vous vous trompez sur ces mêmes gens ; il ne reste plus qu’à savoir qui de nous deux a raison ; et vous m’avouerez du moins qu’il y a à parier pour celui qui voit les choses de près contre celui qui ne voit que de cent lieues.

Quoi qu’il en soit, vous pouvez rendre un grand service à la philosophie, en intercédant auprès de M. de Choiseul pour le pauvre abbé Morellet. Il y a quinze jours que madame de Robecq est morte, et il y a six semaines qu’il est à la Bastille : il me semble qu’il est assez puni.

J’aurais plus d’envie que vous de voir Diderot à l’Académie. Je sens tout le bien qui en résulterait pour la cause commune ; mais cela est plus impossible que vous ne pouvez l’imaginer. Les personnes dont vous parlez le serviraient peut-être ; mais très mollement, et les dévots crieraient, et l’emporteraient. Mon cher philosophe, il n’y a plus d’autre parti à prendre que de pleurer sur les ruines de Jérusalem, à moins qu’on n’aime mieux en rire comme vous, et finir tous les soirs, en se couchant, par la phrase académique ; c’est là le plus sage parti.

Pour moi, j’attends la paix avec impatience, non pour me mettre au service de qui que ce soit (n’ayez pas peur que je fasse cette sottise), mais pour éloigner mes yeux de tout ce que je vois. Je vous embrasse.