Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/023
Il y a un siècle, mon cher et grand philosophe, que je ne vous ai rien dit. Un grand diable d’ouvrage de géométrie, que je viens de mettre sous presse, en est la cause. Je profite du premier moment pour me renouveler dans votre souvenir.
La difficulté n’est pas de trouver dans l’Académie des voix pour Diderot, mais 1.o de lui en trouver assez pour qu’il soit élu ; 2.o de lui sauver douze ou quinze boules noires qui l’excluraient à jamais ; 3.o d’obtenir le consentement du roi. Il serait médiocrement soutenu à Versailles ; chacun de nos candidats y a déjà ses protecteurs. Je sais que cela ferait une guerre civile ; et je conviens avec vous que la guerre civile a son amusement et son mérite ; mais il ne faut pas que Pompée y perde la vie.
J’ai dit à l’abbé Mords-les toutes les obligations qu’il vous a, et dès qu’il sera sédentaire à Paris, il se propose de vous en remercier. Il est pourtant un peu fâché de ce que, dans vos lettres à Palissot, vous appelez la Vision une pièce… ou autant vaut : c’est pourtant cette… pièce qui a mis les rieurs de notre côté.
J’ai donné à Thiriot le peu d’anecdotes que je savais sur les différents personnages dont vous me parlez. J’y ajoute que Chaumeix a, dit-on, gagné la vérole à l’Opéra-Comique ; que l’abbé Trublet prétend avoir fait autrefois beaucoup de conquêtes par le confessionnal, lorsqu’il était prêtre habitué à Saint-Malo. Il me dit un jour qu’en prêchant aux femmes de la ville, il avait fait tourner toutes les têtes ; je lui répondis : C’est peut-être de l’autre côté.
L’Écossaise a été bravement et avec affluence jusqu’à la seizième représentation. On assure que les comédiens la reprendront cet hiver, et ils feront fort bien. J’ai lu le jour de Saint-Louis, à l’Académie Française, un morceau contre les mauvais poètes, et en votre honneur. Je ne vous ai trouvé que deux défauts impardonnables, c’est d’être Français et vivant. C’est par là que je finissais, et le public a battu des mains beaucoup moins pour moi que pour vous. J’ai aussi étrillé les Wasp en passant. En un mot, cela a fort bien réussi. Adieu, mon cher et grand philosophe.