Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/055
Je ne vous le dissimule point, mon cher maître, vous me comblez de satisfaction par tout ce que vous me dites de mon ouvrage. Je le recommande à votre protection, et je crois qu’en effet il pourra être utile à la cause commune, et que l’infâme, avec toutes les révérences que je fais semblant de lui faire, ne s’en trouvera pas mieux. Si j’étais comme vous assez loin de Paris, pour lui donner des coups de bâton, assurément ce serait de tout mon cœur, de tout mon esprit et de toutes mes forces, comme on prétend qu’il faut aimer Dieu ; mais je ne suis posté que pour lui donner des croquignoles, en lui demandant pardon de la liberté grande, et il me semble que je ne m’en suis pas mal acquitté. Puisque vous voulez bien veiller à l’impression, je vous prie de faire main basse sur tout ce qui vous paraîtra long ou de mauvais goût ; je vous en aurai une véritable obligation. Je vous prie aussi d’engager M. Cramer à hâter l’impression ; je désirerais que le caractère en fût un peu gros, afin que l’ouvrage pût être lu plus aisément, et aussi pour ses intérêts. À l’égard des miens, je les remets entièrement entre vos mains et entre celles de frère Damilaville. J’espère qu’il obtiendra sans peine la permission de faire entrer l’ouvrage.
Dites-moi un peu, je vous prie, si vous le savez, ce que c’est qu’une histoire qu’on fait courir d’une lettre des Corses à Jean-Jacques, pour le prier d’être leur législateur ? Vous avez écrit à quelqu’un que les Corses l’avaient seulement prié de mettre leurs lois en bon français : cela me paraît un persifflage ou de leur part ou de la vôtre. C’est comme si nosseigneurs écrivaient à Paoli de mettre leurs arrêts en bon corse, ou aux sauvages du Canada de les mettre en bon iroquois. J’avoue que cette dernière traduction conviendrait assez aux réquisitoires d’Omer. Quoi qu’il en soit, dites-moi, je vous prie, ce que vous savez là-dessus de certain. On assure qu’il a écrit une lettre à M. Abauzit, que peut-être vous serez à portée de voir, dans laquelle il se félicite beaucoup de l’honneur que les Corses lui font ; et, en même temps, on assure qu’il a écrit, il y a peu de temps, à Duchesne, son libraire à Paris, pour lui dire que cette prétendue lettre des Corses est fausse, et que c’est un nouveau tour que lui jouent ses ennemis. On ajoute que c’est vous qui lui avez joué ce tour-là, mais sans en apporter la moindre preuve. Je sais que Jean-Jacques a des torts avec vous, et qu’il vous a écrit des folies au sujet des comédies que vous faisiez jouer auprès de Genève ; mais je ne puis croire que vous cherchiez à le tourmenter dans sa solitude, où il est déjà assez malheureux par sa santé, par sa pauvreté, et surtout par son caractère. Il vient de faire des Lettres de la Montagne, qui mettent, dit-on, tout Genève en combustion ; mais qui vraisemblablement, si j’en crois ses plus zélés partisans, ne feront pas grande sensation ailleurs. On dit qu’il y chante la palinodie à mon égard sur le socianisme qu’il me reprochait d’avoir imputé aux Genevois. Ce n’est pas la première fois qu’il se contredit ; mais il souffre, il est malheureux, il faut bien lui passer quelque chose. Il faut dire de lui comme le régent disait d’un homme qui prenait force lavements à la Bastille : Il n’y a que ce plaisir-là. Vous avez cru comme moi, sans fondement, que l’abbé de Condillac était mort ; heureusement il est tiré d’affaire, et reviendra bientôt chez nous jouir de la fortune et de la réputation qu’il mérite. La philosophie aurait fait en lui une grande perte. En mon particulier, j’en aurais été inconsolable. Adieu, mon cher et illustre confrère ; n’oubliez pas votre commentaire de Corneille pour l’Académie. Duclos m’a dit que vous veniez de lui écrire à ce sujet. Je lui avais fait part de votre lettre, et je ne doute point que l’oubli ne vienne de Cramer. Tout cela sera bien aisé à réparer : c’est un petit mal.
Si vous voulez savoir la généalogie du descendant de Gabrielle d’Estrées, adressez-vous à l’abbé d’Olivet, qui vous en dira des nouvelles. Son père était laquais de feu M. de Maucroix ; ce ne serait pas un tort, si le fils n’était pas un maraud ; mais ce n’est pas le tout d’être laquais, il faut être honnête.
Dites-moi un peu, je vous prie, sous le sceau de la confession, ce que vous pensez d’un M. le chevalier de La Tremblaye qui a été vous voir, qui fait, dit-on, de petits vers innocents, et à qui vous écrivez, à ce qu’on prétend, des lettres qui lui tournent la tête de vanité. Des personnes très considérables désireraient de savoir le jugement que vous en portez, et m’ont prié de vous le demander.