Correspondance (d’Alembert)/Correspondance particulière/07

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 17-23).


AU MARQUIS D’ARGENS.


Paris, 16 septembre 1752.


On ne peut être, monsieur, plus sensible que je le suis aux bontés dont le roi m’honore. Je n’en avais pas besoin pour lui être tendrement et inviolablement attaché : le respect et l’admiration que ses actions m’ont inspirés, ne suffisent pas à mon cœur ; c’est un sentiment que je partage avec toute l’Europe ; un monarque tel que lui est digne d’en inspirer de plus doux, et j’ose dire que je le dispute sur ce point à tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher. Jugez donc, monsieur, du désir que j’aurais de jouir de ses bienfaits, si les circonstances où je me trouve pouvaient me le permettre ; mais elles ne me laissent que le regret de ne pouvoir en profiter, et ce regret ne fait qu’augmenter ma reconnaissance. Permettez-moi, monsieur, d’entrer là-dessus dans quelques détails avec vous, et de vous ouvrir mon cœur comme à un ami digne de ma confiance et de mon estime. J’ose prendre ce titre avec vous ; tout semble m’y inviter : la lettre pleine de bonté que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; la générosité de vos procédés envers l’abbé de Prades, auquel je m’intéresse très vivement, et qui se loue, dans toutes ses lettres, de vous plus que de personne ; enfin la réputation dont vous jouissez à si juste titre par vos lumières, par vos connaissances, par la noblesse de vos sentiments, et par une probité d’autant plus précieuse qu’elle est plus rare.

La situation où je suis serait peut-être, monsieur, un motif suffisant pour bien d’autres de renoncer à son pays. Ma fortune est au-dessous du médiocre ; 1700 livres de rente font tout mon revenu. Entièrement indépendant et maître de mes volontés, je n’ai point de famille qui s’y oppose. Oublié du gouvernement, comme tant de gens le sont de la Providence, persécuté même autant qu’on peut l’être quand on évite de donner trop d’avantage sur soi à la méchanceté des hommes, je n’ai aucune part aux récompenses qui pleuvent ici sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Une pension très modique, qui vraisemblablement me viendra fort tard, et qui à peine un jour me suffira si j’ai le bonheur ou le malheur de parvenir à la vieillesse, est la seule chose que je puisse raisonnablement espérer. Encore cette ressource n’est-elle pas trop certaine, si la cour de France, comme on me l’assure, est aussi mal disposée pour moi que celle de Prusse l’est favorablement. Malgré tout cela, monsieur, la tranquillité dont je jouis est si parfaite et si douce, que je ne puis me résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j’ai essuyées dans ce genre, m’ont endurci à l’indigence et au malheur, et ne m’ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. À force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager mon peu de fortune avec d’honnêtes gens plus pauvres que moi. J’ai commencé, comme les autres hommes, par désirer les places et les richesses ; j’ai fini par y renoncer absolument : et de jour en jour je m’en trouve mieux. La vie retirée et obscure que je mène, est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l’indépendance, et peut-être même à un peu d’éloignement que les événements de ma vie m’ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût, m’ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c’est-à-dire, le premier bien d’un philosophe. Enfin, j’ai le bonheur de jouir d’un petit nombre d’amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s’il m’est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu’elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du roi, et de tout ce qu’il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état ; mais, malheureusement pour moi, toutes les circonstances essentielles à mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L’exemple de M. de Maupertuis m’effraie avec juste raison ; j’aurais d’autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m’a donné un corps très faible et qui a besoin de tous les ménagements possibles. Si ma santé venait à s’altérer, ce qui ne serait que trop à craindre, que deviendrais-je alors ? Incapable de me rendre utile au roi, je me verrais forcé à aller finir mes jours loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état qui aurait perdu ses premiers charmes : peut-être même n’aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j’y aurais laissés, et à qui je percerais le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi ; le roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix ; il connaît l’amitié ; il la ressent et il la mérite ; qu’il soit lui-même mon juge.

À ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d’autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer ; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m’a toujours bien traité, qui me récompense autant qu’il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d’ingratitude. Je suis d’ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d’un grand ouvrage, pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable ; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s’imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d’une si grande entreprise, pour que j’insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d’être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d’une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que Sa Majesté veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n’ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique quand on a affaire à eux. La tranquillité, et si je l’ose dire, l’oisiveté du cabinet, m’ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d’un corps doit se livrer. D’ailleurs, dans les différents objets dont l’Académie s’occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l’histoire naturelle et plusieurs autres, sur lesquels, par conséquent, je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le roi veut m’honorer, oblige à une sorte de représentation tout-à-fait éloignée du train de vie que j’ai pris jusqu’ici, elle engage à un grand nombre de devoirs ; et les devoirs sont les entraves d’un homme libre : je ne parle point de ceux qu’on rend au roi, le mot de devoir n’est pas fait pour lui ; les plaisirs qu’on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu’on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu’à l’étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l’on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite, serait très sensible pour moi ; mais il est fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferais des mécontents et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j’irais à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J’en trouverais, dès mon arrivée, dans ceux qui auraient pu aspirer à cette place, dans leurs partisans et dans leurs créatures ; et toutes mes précautions n’empêcheraient pas que bien des gens se plaignissent et ne cherchassent à me rendre la vie désagréable. Selon ma manière de penser, ce serait pour moi un poison lent, que la fortune et la considération attachées à ma place ne pourraient déraciner.

Je n’ai pas besoin d’ajouter, monsieur, que rien ne pourrait me résoudre à accepter, du vivant de M. de Maupertuis, sa survivance, et à venir, pour ainsi dire, à Berlin recueillir sa succession. Il était mon ami ; je ne puis croire, comme on me l’a mandé, qu’il ait cherché, malgré ma recommandation, à nuire à l’abbé de Prades ; mais quand j’aurais ce reproche à lui faire, l’état déplorable où il est suffirait pour m’engager à une plus grande délicatesse dans les procédés. Cependant cet état, quelque fâcheux qu’il soit, peut durer longtemps, et peut demander qu’on lui donne dès à présent un coadjuteur ; en ce cas, ce serait un nouveau motif pour moi de ne me pas déplacer. Voilà, monsieur, les raisons qui me retiennent dans ma patrie ; je serais au désespoir que sa majesté les désapprouvât. Je me flatte, au contraire, que ma philosophie et ma franchise, bien loin de me nuire auprès de lui, m’affermiront dans son estime. Plein de confiance en sa bonté, sa sagesse et sa vertu, bien plus chères à mes yeux que sa couronne, je me jette à ses pieds, et je le supplie d’être persuadé qu’un des plus grands regrets que j’aurai de ma vie, sera de ne pouvoir profiter des bienfaits d’un prince aussi digne de l’être, aussi fait pour commander aux hommes et pour les éclairer. Je m’attendris en vous écrivant. Je vous prie d’assurer le roi que je conserverai toute ma vie, pour sa personne, l’attachement le plus désintéressé, le plus fidèle et le plus respectueux ; et que je serai toujours son sujet au moins dans le cœur, puisque c’est la seule façon dont je puisse l’être. Si la persécution et le malheur m’obligent un jour à quitter ma patrie et mes amis, ce sera dans ses États que j’irai chercher un asile : je ne lui demanderai que la satisfaction d’aller mourir auprès de lui libre et pauvre.

Au reste, je ne dois point vous dissimuler, monsieur, que longtemps avant le dessein que le roi vous a confié, le bruit s’est répandu, sans fondement comme tant d’autres, que sa majesté songeait à moi pour la place de président. J’ai répondu à ceux qui m’en ont parlé, que je n’avais entendu parler de rien, et qu’on me faisait beaucoup plus d’honneur que je ne méritais. Je continuerai, si on m’en parle encore, à répondre de même, parce que, dans ces circonstances, les réponses les plus simples sont les meilleures. Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer sa majesté que son secret sera inviolable ; je le respecte autant que sa personne, et mes amis ignoreront toujours le sacrifice que je leur fais. J’ai l’honneur d’être, etc.


AU MÊME.


Paris, 20 novembre 1752.


Si j’ai tardé, monsieur, à répondre à votre seconde lettre, ce n’est point par une négligence que les bontés extrêmes de sa majesté rendraient inexcusable ; c’est parce que ces bontés même semblaient exiger de moi de nouveau que je ne prisse pas trop promptement mon dernier parti, dans une circonstance qui sera peut-être à tous égards une des plus critiques de ma vie. J’ai donc fait, monsieur, de nouvelles réflexions ; mais soit raison, soit fatalité, elles n’ont pu vaincre la résolution où je suis de ne point renoncer à ma patrie, que ma patrie ne renonce à moi. Je pourrais insister sur quelques-unes des objections auxquelles vous avez bien voulu répondre ; mais il en est une, la plus puissante de toutes pour moi, et à laquelle vous, ne répondez pas, c’est mon attachement pour mes amis, et j’ajoute, pour cette obscurité et cette retraite si précieuses aux sages. J’apprends d’ailleurs que M. de Maupertuis est mieux, et je commence à croire que l’académie et la Prusse pourront enfin le conserver. La délicatesse dont je vous ai parlé à son égard, est une chose sur laquelle je ne pourrais me vaincre, quand même des motifs encore plus forts ne s’y joindraient pas. Ainsi, monsieur, je supplie sa majesté de ne plus penser à moi pour remplir une place que je crois au-dessus de mes forces corporelles, spirituelles et morales. Mais vous ne pourrez lui peindre que faiblement mon respect, mon attachement et ma vive reconnaissance. Si le malheur m’exilait de France, je serais trop heureux d’aller à Berlin pour lui seul, sans aucun motif d’intérêt, pour le voir, l’entendre, l’admirer, et dire ensuite à la Prusse : Viderunt oculi mei salutare tuum ( mes yeux ont vu votre sauveur). Si j’avais l’honneur d’être connu de vous, monsieur, vous sentiriez combien cette manière de penser est sincère. Je sais vivre de peu et me passer de tout, excepté d’amis ; mais je sais encore mieux que les princes comme lui ne se trouvent nulle part, et seraient capables de rendre l’amitié un sentiment incommode, si elle pouvait l’être. Au reste, monsieur, quoiqu’on sache à Berlin la proposition que le roi m’a fait faire, on l’ignore encore à Paris, et certainement on ne le saura jamais par moi. Mais permettez-moi de me féliciter au moins de ce qu’elle m’a procuré l’occasion d’être connu d’une personne que j’estime autant que vous, monsieur, et de lier avec vous un commerce que je désire ardemment de cultiver. Je suis, etc.


AU MÊME.


Paris, 22 décembre 1758.


Je suis, monsieur, pénétré au-delà de toute expression, des marques de bonté dont sa majesté me comble sans cesse : mon tendre et respectueux attachement et ma reconnaissance, qui ne finira qu’avec ma vie, ne peuvent m’acquitter envers elle que bien faiblement ; aussi ne doit-elle point douter du désir extrême que j’aurais d’aller lui témoigner des sentiments si vrais et si justes, supérieurs encore à mon admiration pour elle. Heureux si, par ces sentiments et par ma conduite, je pouvais contribuer à effacer, à affaiblir du moins les idées désavantageuses qu’elle a conçues, avec justice, de quelques hommes de lettres de ma nation. Mais quand je n’aurais pas, monsieur, d’aussi puissantes raisons pour souhaiter avec empressement de faire ma cour à sa majesté, et d’aller mettre à ses pieds mes profonds respects, le désir seul de voir un monarque tel que lui, serait pour moi un motif plus que suffisant. Je ne prétends pas faire valoir ce désir auprès de sa majesté ; il m’est commun avec tout ce qu’il y a en Europe de gens qui pensent : le commerce et l’entretien d’un prince aussi célèbre et aussi rare, sont assurément le plus digne objet des voyages d’un philosophe. Je ne désire de vivre, monsieur, que dans l’espérance de jouir un jour de cet avantage : je ne désirerais d’être riche que pour en jouir souvent ; et je n’ai d’autres regrets que ne pouvoir accepter sur-le-champ les offres généreuses et pleines de bonté que sa majesté veut bien me faire ; mais je me trouve arrêté par des liens qui m’obligent de différer un voyage aussi agréable et aussi flatteur. Ces liens, monsieur, sont les engagements que j’ai pris pour l’Encyclopédie, et qu’il ne m’est pas possible ni de rompre ni de suspendre : l’ouvrage paraît attirer de plus en plus l’attention du public et même de l’Europe, et mérite par là tous nos soins. Les circonstances où nous nous sommes trouvés, et le désir de perfectionner ce dictionnaire le plus qu’il nous est possible, nous ont forcés de retarder la publication de chaque volume ; mais nous devons au moins à nos engagements, à l’empressement et à la confiance de la nation, et aux avances considérables des libraires, de ne rien faire qui puisse ajouter de nouveaux obstacles à l’Encyclopédie. Dans cette position, monsieur, je vois avec beaucoup de peine que mon voyage et mon séjour à Berlin seraient nécessairement préjudiciables à cette grande entreprise. Les détails immenses de l’exécution demandent indispensablement la présence des deux éditeurs, et me permettent à peine de m’éloigner de Paris à de très petites distances et pour quelques jours ; s’il était possible et si j’étais assez heureux pour que des événements que je ne puis prévoir me laissassent libre quelques mois, je profiterais avec ardeur de ce moment de loisir pour en aller faire hommage au roi. Mais tout ce que je puis faire dans ma situation présente, c’est d’accélérer, autant qu’il sera en moi, l’édition de l’Encyclopédie, et surtout de ne prendre aucun nouvel engagement qui m’empêche de pouvoir allier un jour, et peut-être bientôt, mon plaisir et mon devoir. Le roi seul est capable de me tirer de la retraite où je m’enfonce de plus en plus, et où je me trouve de jour en jour plus tranquille et plus heureux. Le bonheur que j’ai eu de me faire connaître de lui par mes ouvrages, est la seule chose qui m’empêche de regretter l’obscurité ; je ne veux plus sortir de ma solitude que pour lui, et pour dire ensuite en y rentrant : C’est maintenant, seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix. Voilà, monsieur, dans la plus grande sincérité, quelles sont mes dispositions : puis-je me flatter que sa majesté voudra bien en être touchée, et me conserver les bontés dont elle m’honore ? Mon plus grand désir serait de pouvoir en profiter, et surtout de m’en rendre digne. Je crains qu’elle n’ait conçu de mes talents une opinion trop favorable ; mais elle ne saurait être trop persuadée de mon attachement inviolable pour sa personne ; je m’exposerais volontiers au risque de la détromper sur mon esprit, pour l’assurer des sentiments de mon cœur, et pour mériter, du moins à cet égard, une estime aussi précieuse que la sienne, dont je suis infiniment plus jaloux que de ses bienfaits.

J’ai l’honneur d’être, etc.