Correspondance - Avril 1915

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Correspondance - Avril 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 947-954).
Correspondance


À la suite de notre chronique politique du 1er octobre. M. le comte Woeste, ministre d’État, nous a adressé la lettre suivante. Les faits que nous avions racontés et appréciés ont été publiés dans tous les journaux au mois de septembre dernier, et nous n’avions aucune raison de les mettre en doute. M. Woeste les contredit, et c’est son droit. L’histoire, à laquelle il fait appel, prononcera plus tard un jugement définitif. Pour le moment, nous donnons acte à M. Woeste de sa rectification. Voici sa lettre :


Bruxelles, 19 mars 1915.
Monsieur le Directeur,

On me met seulement aujourd’hui sous les yeux votre livraison du 1er octobre, dans laquelle vous dépeignez mon rôle sous un jour complètement inexact. La difficulté des communications a empêché que j’eusse plus tôt connaissance de cette attaque, et c’est ce qui explique que ma réponse ait tant tardé. Je fais appel à votre souci de la vérité et à votre loyauté pour vous prier de bien vouloir accueillir cette réponse dans la prochaine livraison de la Revue des Deux Mondes. L’histoire de la guerre actuelle sera écrite un jour, et vous comprenez l’intérêt que, mon parti et moi-même, nous avons à ne pas laisser s’accréditer une légende à laquelle l’autorité de votre recueil donnerait du poids.

Voici ce que vous avez écrit :

Parlant des tentatives du gouvernement allemand pour diviser ses adversaires : « Nous avons le regret de dire, avez-vous affirmé, que la première s’est faite par l’intermédiaire d’un homme d’État belge important, M. Woeste, ministre d’État et l’un des principaux chefs du parti catholique, aujourd’hui et depuis si longtemps au pouvoir. M. Woeste n’a d’ailleurs pas été, dans ces derniers temps, toujours d’accord avec son parti, ni même avec le sentiment national : il s’est opposé notamment, avec opiniâtreté, aux réformes militaires qui devaient augmenter à la fois la durée du service militaire et la force de l’armée. L’honneur du gouvernement actuel et de son chef, M. de Broqueville, est d’avoir passé outre à ces résistances et on peut voir maintenant quel service ils ont par là rendu à leur pays. Quoi qu’il en soit, M. Woeste a écouté les propositions du maréchal von der Goltz, qui est aujourd’hui pour l’Allemagne, — c’est-à-dire pour peu de temps, — gouverneur de la Belgique, et s’est chargé de les transmettre en haut lieu. Il y a été mal accueilli, et l’affaire n’a pas eu de suites. »

L’attaque porte donc sur deux points.

Et d’abord sur mon opposition « opiniâtre » aux réformes militaires.

Aucune réforme n’a été présentée pour augmenter la durée du service militaire. Le parti libéral a préconisé plusieurs fois la réduction à un an de service. J’ai toujours refusé de m’associer à cette thèse. Contrairement à ce que vous croyez, j’ai soutenu de ma parole et de mon vote le projet présenté par M. de Broqueville et dont vous lui faites, à juste titre, honneur. Antérieurement j’avais voté les fortifications de la Meuse, combattues par M. Frère-Orban, et le développement des fortifications d’Anvers, repoussé par la presque totalité des gauches du parlement. Vous voudrez dès lors bien reconnaître, je n’en doute pas, que vous avez été à cet égard très inexactement informé.

Sur le second point, je ne serai pas moins précis. Je ne connais pas le maréchal von der Goltz ; je n’ai eu aucun rapport avec lui ; il ne m’a transmis aucune proposition. C’est assez dire que je n’ai pas pu écouter des propositions qui ne m’ont pas été faites, que, par suite, je ne me suis pas chargé de les transmettre en haut lieu et qu’enfin je n’y ai pas été mal accueilli.

Si vous connaissiez l’âpreté des luttes politiques en Belgique, vous sauriez que le désir de nuire à un adversaire suffit parfois à expliquer les incriminations les plus injustes.

Agréez, je vous prie, avec mes remerciemens, les assurances de ma considération distinguée.

Comte Woeste.

Nous recevons de M. Pierre Nothomb la lettre suivante :


Monsieur le Directeur,

On me fait tenir le texte d’un communiqué publié le 19 mars dernier par la Gazette de Cologne et la plupart des grands journaux allemands, et reproduit depuis par plusieurs organes des pays neutres. En voici la traduction :

Voici une preuve des contre-vérités auxquelles se laissent aller les journaux et périodiques anti-allemands, qu’on prenait jusqu’ici pour sérieux : La Revue des Deux Mondes, dans son numéro de janvier, publie un article de Pierre Nothomb sur « le Martyre de la Belgique. » Le gouvernement allemand a essayé de vérifier l’origine de quelques prétendues atrocités décrites dans cet article. Le résultat de cette enquête est plus que honteux pour l’auteur.

À Beyghem, d’après l’article, des soldats assez âgés, sous la conduite du premier lieutenant Kürner, avaient amené au presbytère et violenté une jeune fille. Et la vérité ? Nous l’apprenons de la bouche du curé de Beyghem (M. Herremans) et de la jeune fille, Joséphine de C…, laquelle a été entendue tout comme la sœur du curé, Mélanie Herremans, qui a confirmé les dires de la jeune fille : le garçon (l’ordonnance) Wilhelm du premier lieutenant Kürner, logé à la cure, est venu dans la cuisine où se tenait Mlle  de C… avec Mlle  Herremans. Il lui mit le bras sur l’épaule et lui demanda si elle voulait devenir sa fiancée, et la jeune fille répondit en riant : « Après la guerre. » Mlle  de C… termine sa déposition sous serment en déclarant : « Je n’ai pas considéré l’incident comme une importunité : et jamais aucun soldat allemand ne s’est mal conduit à mon égard. » De cet incident anodin, M. Nothomb construit le drame d’un viol ; par ses verres grossissans, il aperçoit sept hommes se lançant sur la malheureuse victime !

Parfois aussi, la vision d’atrocités de l’auteur lui fait voir des incidens qui ne s’appuient même pas sur le moindre fait réel. C’est ainsi que nous lisons qu’à Ternath, un jeune garçon, invité à indiquer la route qui conduit à Gand, ne comprit pas la question et fut mutilé aussitôt : on lui coupa les deux mains ! Le bourgmestre de Ternath, le docteur Poodt, déclare sous serment, à propos de ce récit de M. Nothomb ; « Il n’y a pas un mot de vrai dans cette histoire. Depuis le début de la guerre, je suis resté constamment à Ternath, il est impossible qu’un pareil fait se soit produit sans que j’en aie eu connaissance, c’est là une pure invention ! » Il a ajouté qu’il tombait des nues en présence d’une telle puissance d’imagination de M. Nothomb. On ne peut décrire mieux, en effet, le sentiment du lecteur lorsqu’il constate quelles atrocités on prétend s’être passées dans la localité qu’il habite. Seulement, il est dommage que chacun des lecteurs de la Revue des Deux Mondes ne connaisse pas la vie qui règne dans les localités paisibles où les collaborateurs de cette Revue situent leurs histoires inventées et empoisonnées.

Encore un exemple de l’imagination fertile de M. Nothomb : Le « Duc de Gronau, » écrit-il, « a pillé le château de Villers-Notre-Dame. » « L’argenterie a disparu. » Et que déclare le curé O. S. Mazy de Villers-Saint-Amand à l’autorité allemande ? « Que l’argenterie était cachée dans la cave du château sous un tas de sable et lui a été remise en bonne garde par les Allemands. » Il semble bien que M. Nothomb ne peut plus prétendre être pris au sérieux.

Le Gouvernement de Berlin a mis deux mois et demi à contrôler les sources de mon récit. Parmi les centaines de faits que j’ai cités d’après les dossiers de la Commission belge d’enquête, il ne s’est hasardé à en contester que trois. Afin que les lecteurs de la Revue des Deux Mondes puissent se rendre compte de la valeur des dénégations allemandes, me permettez-vous, Monsieur le Directeur, de leur donner pour chacun de ces trois faits un des témoignages sur lesquels je me suis appuyé ?

Je pourrais ne pas répondre au sujet de l’odieux viol de Beyghem, tant la version qu’en donnent les Allemands se détruit d’elle-même : « Voulez-vous devenir ma fiancée ? — Oui, après la guerre. » C’est tout ! Cette idylle fait sourire. Relisons cependant le témoignage fait librement, le 17 septembre, 1914, par le curé de Beyghem, et voyons comme cela nous éloigne tragiquement de cette niaiserie sentimentale (Pendant une partie de sa déposition, le curé parle à la troisième personne.)

J’ai été prisonnier depuis le 24 août, sans cesse repris et relâché pour être repris aussitôt.

Les officiers se conduisent comme les soldats, ils sont eux-mêmes voleurs et pillards ; ils boivent le vin en grand verre et sont ivres tous les jours.

Ils ont brûlé les églises de Beyghem, Humbeek, Nieuwrode respectivement samedi, dimanche et lundi, ainsi que la moitié des maisons.

Tous ces militaires sont des hommes de trente à trente-cinq ans, il y avait parmi eux l’oberleutenant Kürner ; entre autres excès, ils ont abusé d’une jeune fille dans la cure, devant le curé et sa sœur ; ils se sont livrés à des attentats ignobles sur le curé.

Voici, au sujet du fait de Ternath, le procès-verbal de l’agent judiciaire D…, d’Anvers :

La nommée Marie V… habitant Ternath 14, grand’place, raconte qu’elle a vu à Ternath un enfant de quinze ans qui avait été rencontré par des Allemands qui lui demandaient le chemin. Comme cet enfant ne comprenait pas, les Allemands lui coupèrent les deux mains ; l’enfant mourut dans la soirée. Dans la même localité, deux jeunes filles, qui opposaient de la résistance aux tentatives de viol de soldats allemands, ont été tuées ainsi que leur mère.

J’en arrive au troisième fait. Comment mieux en prouver la réalité qu’en reproduisant la déposition écrite du propriétaire volé par le duc de Gronau et ses complices, M. Léon Delacroix, l’éminent avocat à la Cour de cassation de Belgique ?

Ostende, le 16 septembre 1914,
Hôtel Chatam.xxxxxxx
À Monsieur le Ministre de la Justice.
Monsieur le Ministre,

Le soussigné Léon Delacroix, avocat à la Cour de cassation, en vue de contribuer à la documentation du Gouvernement belge sur les violations des lois de la guerre par les troupes allemandes, a l’honneur de lui exposer que, sur l’annonce de l’arrivée des troupes allemandes, l’exposant a quitté Villers-Saint-Amand le 21 août, laissant son château à la garde de deux jardiniers, Antoine Bouchez et François Chanoine ; que, le lendemain, 22 août, un état-major allemand prit possession de l’habitation, y installa le téléphone et l’éclairage électrique et s’y conduisit fort convenablement jusqu’au dimanche matin 23 ; qu’ils quittèrent la propriété le 23 au matin, remettant aux jardiniers, — outre une gratification, — un billet constatant les réquisitions qu’ils avaient faites.

Mais que, quelques heures après leur départ, des troupes allemandes en nombre considérable passèrent sur la grand’route et que les officiers dont les noms suivent, flanqués d’un très grand nombre de soldats, prirent possession de l’habitation et se livrèrent à de véritables actes de vandalisme. Ces officiers sont :

Herzog von Gronau.
Oberst Rüppell.
xxxx Hettritz.
xxxx von der Heyde.
Hauptmann Dabis.
xxxxxxxx Euler.
xxxxxxxx Polsiher.
xxxxxxxx Koch.
xxxxxxxx Hellwig.
xxxxxxxx Osins.
General Meyer.

1o Mes jardiniers furent requis, sous la menace du revolver braqué, de fournir les clefs de la cave au vin ; comme ces clefs n’étaient pas en leur possession, les soldats allemands firent de vains efforts pour enfoncer la porte en chêne bardée de fer qui fermait la cave au vin. Ils se décidèrent alors à démolir par le dessus la voûte qui recouvrait la cave, et, ayant réussi à forer un trou, ils introduisirent un homme dans la cave, et, au moyen de deux berceaux d’osier des enfans, ils vidèrent toute la cave, contenant environ 1 500 bouteilles de Champagne, cognac, porto, graves et bordeaux divers. Ils n’y laissèrent pas une bouteille. Ils emportèrent aussi un fût de moselle non entamé.

2o Ils ont percé d’un coup de baïonnette un grand portrait de famille qui se trouvait dans mon bureau.

3o Ils ont enfoncé à coups de crosse un panneau de porte alors que la clef était dessus.

4o Ils ont emporté cent quarante-quatre grands couverts d’argent, quarante-huit couteaux à manche d’argent, vingt-quatre couverts à dessert et trente-six cuillers à café en argent.

5o Ils ont aussi emporté trois montres en or appartenant aux enfans, ainsi que neuf livrets de Caisse d’Épargne des enfans, le tout enfermé dans une caisse scellée.

6o Ils ont emporté mes carnets de chèques sur la Caisse de Reports et la Banque de Bruxelles.

7o Ils ont aussi emporté un violon appartenant à un de mes fils.

8o Ils ont emporté aussi une tunique de lignard, que mon fils s’était fait faire et qu’il avait laissée chez nous pendant qu’il faisait son service en campagne.

9o Ils ont retiré des armoires et tiroirs mes papiers et les ont laissés au milieu de la chambre.

10o Ils ont ouvert systématiquement tous les meubles, boîtes, malles, etc., les défonçant avec leurs armes lorsqu’ils ne pouvaient pas les ouvrir assez rapidement.

11o Ils ont pris les robes de mes filles et jusqu’aux langes de mes petits-enfans pour en couvrir les bottes de paille sur lesquelles ils couchaient.

Je ne parle pas des nombreux objets qu’ils ont enlevés ainsi qu’il résulte de la liste ci-jointe et dont l’enlèvement pouvait trouver une excuse dans les nécessités de la guerre. Je veux parler des couvertures de laine des lits, du linge d’homme, des charrettes, voitures, ânes, bicyclettes, essence pour automobiles, etc.

Je tiens à votre disposition les cartes que les officiers avaient apposées sur les portes de leurs chambres et qu’ils ont abandonnées, ainsi que les billets qu’ils avaient appliqués sur les portes des chambres du rez-de-chaussée pour indiquer la destination qu’ils leur donnaient.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’hommage de ma haute considération.

Signé : Léon Delacroix.
INVENTAIRE DES DÉGÂTS ET PILLAGE EFFECTUÉS PAR LES TROUPES ALLEMANDES AU CHÂTEAU DE VILLERS-SAINT-AMAND, PAR LIGNE (HAINAUT) DU 23 AU 25 AOUT 1914.
Francs
1 500 
bouteilles de vins divers 
 4 000
1 
voiture phaéton 
 350
2 
ânes, 1 voiturette et 1 charrette 
 600
40 
couvertures de laine 
 1 000
144 
grands couverts d’argent 
 3 600
24 
couverts à dessert en argent 
 480
48 
couteaux à manche d’argent 
 480
1 
légumier en argent 
 200
36 
cuillers à café en vermeil 
 360
  
Provisions : café, farine, riz, etc. 
 250
1 
violon 
 100
  
Très nombreuses cartes d’État-major et autres (achetées en vue d’excursions en automobile) 
 50
  
Réserve d’essence auto 
 75
3 
bicyclettes 
 300
3 
montres en or 
 800
  
Chemises, linge, vêtemens d’hommes 
 500
  
Malles et valises 
 450
  
Livrets à la caisse d’épargne 
 mémoire
  
Basse-cour (80 poulets, 32 canards) 
 220
1 
tableau 
 300
1 
machine à écrire 
 600
  
Dégâts à l’immeuble 
 1 000
───
  
Total 
 15 615

Soit : quinze mille six cent quinze francs.
xxxxxxxxxCertifié exact.

Signé : Léon Delacroix.

Je ne sais si, après ces citations, le résultat de la pseudo-enquête allemande reste « plus que honteux » pour l’auteur de cette réponse. Mais, pour reprendre leur formule, les démentis allemands peuvent-ils encore prétendre à être pris au sérieux ?

Veuillez, Monsieur le Directeur, agréer l’expression de mes sentimens les plus distingués.

Pierre Nothomb.