Correspondance - L’épilogue de Frédégonde
À la suite de l’article de M. Jules Lemaître sur la Frédégonde de M. Dubout, paru dans le numéro de la Revue du 1er juin 1897, l’auteur de cette pièce nous a adressé, par ministère d’huissier, la réponse qu’on va lire.
Le tribunal de la Seine, — nos lecteurs le savent déjà, — avait fait droit à notre réclamation, tout en reconnaissant en principe le droit de réponse de M. Dubout, mais en considérant que sa réponse « était de nature à atteindre dans leur considération littéraire et dans leur autorité critique » les personnes qui y étaient nommées ou désignées, et dont les appréciations étaient opposées ou comparées à celle de M. Jules Lemaître.
La Cour de Paris, — et, après elle, la Cour de Cassation, — en ont jugé autrement. De par justice, nous sommes condamnés « à insérer dans le plus prochain numéro de la Revue des Deux Mondes qui sera publié après le jour où l’arrêt sera passé en force de chose jugée, la réponse de M. Dubout contenue dans sa sommation du 27 août 1897, en même place et en mêmes caractères que l’article auquel il est répondu, et ce à peine de 100 francs de dommages-intérêts par chaque numéro de retard, pendant deux mois, passé lequel délai il sera fait droit. »
Voici donc la « réponse » de M. Dubout :
Frédégonde fut représentée, pour la première fois, à la Comédie-Française, le quatorze mai dernier. C’est à la critique de M. Jules Lemaître, publiée le premier juin dans la Revue des Deux Mondes, que je réponds aujourd’hui.
Certes ! j’aurais voulu le faire plus tôt ; mais… non licet omnibus adiré Corinthum ! Et la puissante Revue, qui est un peu de Corinthe, me tenant sa porte hermétiquement close, m’obligea, pour pénétrer chez elle, à prendre un long et difficile chemin.
On se demande peut-être pourquoi, parmi les centaines d’articles qui ont paru sur Frédégonde, j’ai tenu à répondre spécialement à celui de M. Jules Lemaître. MM. Sarcey, Faguet, Fouquier, Segond, Claveau, Bauër, Brisson, etc., ne s’en étaient-ils pas occupés tout aussi bien que leur célèbre confrère ? Pourquoi donc lui, et non pas eux ?
Parce que, de tous les jugemens qui ont été portés sur mon œuvre, il n’en est pas qui lui ait été aussi dur que celui de M. Jules Lemaître. Il est rare que, dans un gros ouvrage, premier essai d’un débutant, le critique le plus sévère ne trouve pas un petit coin où exercer son indulgence. Avec M. Lemaître, tout y passe : la pièce, le théâtre qui l’a reçue, les acteurs qui l’ont jouée, et le public qui parut y prendre quelque plaisir.
La pièce ? dit M. Jules Lemaître, « c’est le plus étonnant exemplaire du vieux drame en vers dans toute sa poncive horreur ! »
La Comédie ? il la qualifie « de tréteau », de « tréteau littéraire », il est vrai ; mais quels trésors d’ironie ne répand-il pas sur le Comité coupable d’avoir reçu Frédégonde avec « tant d’enthousiasme ! »
Quant aux interprètes, il se borne à constater le « comique irrésistible » de M. Leloir, les « grâces niaises » de Mlle Bertiny, les « rugissemens » de M. Paul Mounet, le « bredouillement » de M. Albert Lambert fils, les « zézaiemens » de Mlle Dudlay, enfin les « gestes de jeteur de lasso et les reniflemens sublimes » de M. Mounet-Sully !
Le public n’est guère mieux traité : M. Lemaître revient à plusieurs reprises sur sa « facilité à être dupé », sur l’état contristant de « son niveau intellectuel », et sur cette « inattention voisine de la sottise » qui le fait éclater en « furieux applaudissemens » aux endroits où lui, Jules Lemaître, reste absolument froid…
On le voit, rien ni personne n’est épargné. C’est une exécution en masse.
J’ai pensé que la haute personnalité de M. J. Lemaître, membre de l’Académie, rédacteur attitré de la Revue des Deux Mondes, ne me permettait pas de garder un silence qui, aux yeux de quelques-uns, pourrait être attribué ou à un sentiment d’extrême dédain ou à un sentiment d’extrême prudence — ce que je ne veux ni pour lui ni pour moi.
Qu’il ne se hâte pas d’en conclure que sa prophétie s’est réalisée et que « sa critique lui a valu un ennemi de plus… » Je n’ai contre lui nulle rancune. Pas un instant je n’ai supposé que M. Lemaître ait voulu, comme l’ont insinué quelques médisans, se consoler sur l’œuvre d’un jeune, de l’échec de la Bonne Hélène et de l’Aînée devant le comité de la Comédie-Française.
Je m’empresse de reconnaître que, prise dans son ensemble, la presse théâtrale fut loin de faire preuve envers Frédégonde d’une mansuétude évangélique ; mais dans le tolle presque général qu’elle souleva, il y eut quelques généreuses dissidences.
Certain journal eut même l’idée de dresser de ces appréciations « contrastées » un tableau assez amusant que je me permets de reproduire ici.
- Pièce médiocre. — Faguet.
- Un seul acte compte. — Sarcey.
- Rien de plus suranné et de plus oiseux. — Bauër.
- Pièce bien composée. — P. Perret.
- Beau spectacle. — R. Vallier.
Œuvre remarquable. — H. Segond.
- L’exposition en est très confuse. — Sarcey.
- L’exposition en est claire, trop claire même. — Nouvelle Revue Européenne.
- Frédégonde n’est pas l’œuvre d’un auteur dramatique. — Duquesnel.
- Frédégonde est évidemment l’œuvre d’un homme de théâtre. — Sarcey… qui peut devenir un très grand homme de théâtre. — Faguet.
- La langue est incorrecte. — Boisrouvray.
- La langue est solide. — Faguet.
- Les rimes sont maigres et indigentes à faire peur. — Duquesnel.
- Les vers sont de correction classique, sonores, réguliers, aggravés de rimes riches. — Bauër.
- Pas un beau vers. — L’Éclair. :
De beaux vers, beaucoup de beaux vers. — H. Segond.
- Pauvre versification ! — Sarcey.
- Vers splendides ! — L’Autorité.
- Ce n’est pas l’histoire. — H. Bauër.
- C’est l’histoire. — V. de Cottens.
(Lire à ce sujet la remarquable étude de M. Frantz Funck-Brentano, dans la Revue Bleue du douze juin, concluant de même sens que M. de Cottens.)
- Prétextat nous est dépeint comme un Saint, indulgent, charitable et doux. — Du Tillet.
- Prétextat nous est dépeint comme un évêque d’humeur acariâtre. — Le Soir.
- Hilpéric est joué au comique, dans le ton où le rôle est écrit. — Duquesnel.
- Hilpéric n’est pas joué dans le ton où le rôle est écrit. — H. Fouquier.
- Ce qui a surtout servi l’auteur, c’est l’interprétation. — J. L. Croze.
- Ce qui dans une certaine mesure a manqué à l’œuvre, c’est l’interprétation. — A. Claveau.
- C’est absurde ! — J. Lemaître.
- C’est admirable ! — F. Sarcey.
- C’est une idée dramatique de premier ordre. — Faguet.
- La représentation de Frédégonde est une erreur. — Le XIXe Siècle.
- La Comédie-Française a bien fait de monter Frédégonde. — Sarcey.
Or, si, comme on le voit, les Maîtres de la critique étaient loin d’être d’accord, il est une partie de l’œuvre cependant sur laquelle, d’après M. Lemaître lui-même, l’unanimité était à peu près complète : le 4e acte.
C’est ce quatrième acte que M. Jules Lemaître a entrepris de réduire en poudre.
Il faut croire qu’il était absolument nécessaire à la gloire de l’éminent académicien, que les comédiens du Théâtre-Français fussent considérés comme incapables de recevoir une pièce dans laquelle il y eût quelque chose à louer, ne fût-ce qu’une scène.
Cet acte, contre lequel les facultés destructrices de M. Lemaitre se sont particulièrement exercées, je ne me contenterai pas de le raconter, — on pourrait croire que je l’accommode aux nécessités de ma défense, — je le donnerai tel qu’il est. Je me distinguerai par-là de M. Lemaître qui, me faisant l’honneur de citer mes vers, aurait pu me faire la grâce de les citer exactement.
Voici comment M. Faguet expose la situation :
« Frédégonde vient d’arracher à Lother, son amant, la promesse de tuer Mérovée dont la rébellion, secrètement encouragée par le Roi lui-même, la fait trembler pour son trône et pour ses enfans. Mais une jeune suivante, Néra, réfugiée dans la chambre de la Reine, a tout entendu.
« Frédégonde ferait bien disparaître Néra, et déjà elle s’y apprête, quand le Roi, attiré par le bruit, survient et l’en empêche ; mais, pour plus de sûreté, il renvoie séance tenante Néra, sous bonne escorte, à l’évêque Prétextat, son oncle.
« Frédégonde voit le danger.
« Chez Prétextat ! elle va tout dire à Prétextat ; Prétextat va tout dire, par un rapide messager, à Mérovée qu’il adore.
« Le complot est éventé. Rapidement, ces pensées traversent l’esprit de Frédégonde, que faire ? Elle réfléchit. En quelques instans, elle a trouvé : « Chez Prétextat ! Je cours chez Prétextat. »
« La voici donc dans la cathédrale, au moment où Lother vient d’apprendre de Prétextat en quel lieu il pourra rejoindre Mérovée. »
(Frédégonde, voilée, très humble.)
… Vous avez la divine science.
Alors, vous me jurez d’écouter jusqu’au bout ?
Pauvre âme, que crains-tu ? Dieu ne sait-il pas tout ?
Va, parle ! Accuse-toi : c’est le devoir du prêtre
D’entendre tout, afin de pouvoir tout remettre.
Mais ce prêtre, cet homme, à qui rien n’est caché,
Fait de chair comme nous, et sujet au péché,
Qui me répond de lui ?…
Laisse-moi donc t’instruire !
Le prêtre est un pécheur que le mal peut séduire :
On en voit, dans le gouffre entr’ouvert sous leurs pas,
Glisser de pente en pente et rouler jusqu’en bas ;
Il peut se révolter, être abject, vil, immonde,
Soulever le mépris de l’Église et du monde,
Déchaîner l’hérésie ! et, la torche dans l’air,
A l’assaut des autels marcher avec l’enfer !
Il peut tout, — excepté révéler, même infâme,
Les secrets confiés au tribunal de l’âme.
S’il pouvait, ne disant pourtant que ce qu’il faut,
Remettre sur la voie un vengeur en défaut ?
(Geste de dénégation de Prétextat.)
Sauver un innocent… qui meurt pour le coupable ?
(Même geste de Prétextat.)
Rendre impossible, enfin, un crime épouvantable ?
C’est l’affaire de Dieu : je ne parlerais pas !
Ah ! Si je vous citais de ces noirs attentats !…
Quand même il s’agirait du meurtre de mon frère…
Je ne parlerais pas !
Confessez-moi, mon père.
( Elle va s’agenouiller avec lenteur auprès du siège de Prétextat.)
Au nom du Rédempteur, et des maux infinis
Qu’il a soufferts pour nos péchés, je te bénis !
( Frédégonde, commençant avec douceur.)
Il vous souvient encor, n’est-ce pas, de Galswinthe ?
Qu’on l’aimait, en Neustrie ! elle était douce et sainte,
Son cœur était toujours ouvert aux malheureux !
Un soir, elle dormait ! Sous ses rideaux ombreux,
Ses yeux semblaient sourire à je ne sais quel rêve…
Son bras pendait, dans l’ombre, au bord du lit…
Achève !
Oh ! la chaste beauté d’une femme qui dort !
Je la vis, j’en eus peur,
( Sourdement.)
et fis signe à la mort !
Dieu puissant !
Droit au cœur, je frappai la Galswinthe !
Elle mourut sans un soupir, sans une plainte !
Qui donc es-tu ?
Je suis… la femme au cœur contrit
Qui demande un pardon promis par Jésus-Christ.
(A part.)
Non ! la reine, en ces lieux ? à mes pieds ?… Impossible !
C’est l’un de ses suppôts, qu’un repentir terrible
Écrase à mes genoux, sans doute !
Je poursuis.
Seigneur, soutenez-moi dans le trouble où je suis.
Dans la nuit du Palais, à peine si Galswinthe
S’était, comme un flambeau, silencieuse, éteinte,
Qu’un vengeur, Sighebert, le frère de ton roi,
— Ah ! j’en frémis encor de colère et d’effroi !
Rassemble autour de lui les hordes germaniques,
Et, dans un ouragan de chevaux et de piques,
Tombe sur la Neustrie !… En deux affreux combats,
Le farouche Austrasien écrase nos soldats ;
Tout fuit ! Quand, à Tournai qu’il assiège et va prendre,
Un poignard, dans sa tente, un matin vient l’étendre !
( Mouvement de Prétextat).
Sighebert, en mourant, accuse un nom tout bas…
Ceux qui savaient… ont dit qu’il ne se trompait pas !
Horrible ! Mon esprit à t’écouter s’égare !
J’ai tué Sighebert, l’allié du barbare !
Toi qui frappes les rois de ta main détestable,
Qui donc es-tu ?
Je suis… une femme coupable,
Que le remords prosterne à vos genoux sacrés…
Écoutez jusqu’au bout, après vous jugerez.
Quoi ! Ta confession n’est donc pas achevée ?
Prétextat aime-t-il toujours son Mérovée ?
Mérovée…
Il respire… encor, rassurez-vous !
C’est elle !
Cependant, comme il a contre nous
Osé commettre un jour cette faute sévère
De naître sur le trône et du sein d’Audovère,
Il peut se faire, étant bonne mère, et songeant
A protéger mes fils contre un destin changeant,
Que je décide, avant que son ombre nous gêne.
Qu’il est temps de couper au pied ce jeune chêne !
S’il en était ainsi, — ce qu’on peut croire, hélas ! —
Puisqu’il respire encor, ne penserais-tu pas,
Sachant ce que tu sais et ce que je réclame,
Que le jour est venu de prier pour son âme ?
Ah ! que dis-tu ?
Je dis qu’il va mourir ! — Je dis
Que bientôt son corps pâle et ses membres raidis,
De son cheval de guerre où sa fierté s’étale,
Seront jetés sanglans dans la nuit sépulcrale.
Ce que je dis ?… Je dis que, pendant que des voix,
Du fond de nos palais, des chaumières, des bois,
Éclateront partout pour dénoncer le crime ;
Que, pendant qu’à grands cris pleurant sur la victime,
Ces voix, toutes ces voix, uniront leur concert
Pour maudire le nom qu’a maudit Sighebert…
Toi, Prétextat, toi seul, moins prêtre que complice,
Toi qui connais le crime avant qu’il s’accomplisse,
Et qui vois le poignard, et qui vois ton enfant
Bien-aimé terrassé sous le fer triomphant…
Toi qui voudrais broyer et piétiner l’infâme…
Esclave du secret que j’enferme en ton Aine,
Tu ne pourras, — ô jour d’intense volupté !
Le prononcer, ce nom terrible et détesté !
Et que tu resteras seul à te taire au monde,
Vaincu par lui, vaincu par mon nom !
(Elle se dévoile.)
Frédégonde !
Oui, moi !… Moi, tu l’as dit ! — Ah ! nous nous connaissons…
Oui, Frédégonde !… Eh quoi ? des pâleurs, des frissons !
Rappelle ton orgueil et ton ancienne audace ;
Et regarde-moi bien, dans les yeux, face à face !
Et… tu vas le tuer, comme les autres, lui ?
Et comme je tuerai quiconque m’aura nui !
Le fils de ton époux !… Mais non ! tu mens, sans doute !
Tu mens pour m’effrayer ! Grâce à Dieu qui m’écoute,
Nul ne connaît ici sa retraite — que moi !
Nul ne la connaissait : on l’a trahi !
Qui ?
Toi !
Moi !… Trahir !…
Va prier sur les saintes reliques !
Puis rejoins Mérovée aux Champs Catalauniques !
Grand Dieu ! Mais… c’est la mort, alors ?
Je crois que oui.
(À ce moment, Lother, sombre et pensif, apparaît entre les piliers du fond, et descend avec lenteur.)
Mais qui le frappera ?
Qui le frappera !…
(Montrant Lother.)
Lui !
Lother ! Ah !… ah !…
(Il veut s’élancer vers Lother.)
Non ! non ! je vais…
(Écartant Frédégonde qui s’est jetée devant lui.)
Laisse-moi, laisse !
Sur le Christ, souviens-toi que je suis à confesse !
C’est vrai !… Pardon, Seigneur !… j’oubliais ! j’oubliais !…
— O mon cher Mérovée !…
On nous regarde : paix !
( Lother s’est, en effet, arrêté à regarder ce groupe ; puis, lentement, il continue de se diriger vers la sortie de droite).
Toi dont la lèvre, ô fils, demain se sera tue,
C’est moi qui te trahis, et c’est lui qui te tue !
( Lother disparait).
Mais je ne le vois plus… Il est parti !
Tiens, là !… Tu vois ?… C’est lui !
Seigneur, permettrez-vous cela ?
Il s’arrête !… il hésite… il se retourne !
Il pleure !
Non ! il ne pleure pas : il s’en va !
Que je meure ! Mais toi, laisseras-tu ce forfait s’accomplir ?
Non ! va ! cours ! — ou vers lui permets-moi de courir !
Oh ! lève ce secret sous lequel je succombe !
Je suis comme un vivant enfermé dans la tombe !…
Et puis, tu t’es trompée, ô reine, si tu crois…
Lui. Lother ! lui, frapper l’héritier de nos rois ?
Ah ! si tu connaissais son cœur comme moi-même !
Si tu savais…
Je sais qu’il s’éloigne, et qu’il m’aime !
T’aimer ?… l’on peut t’aimer, toi ?… Ne m’écoute pas :
La douleur… Dieu puissant ! je n’entends plus ses pas !
— Ah ! sur tes deux enfans !… O femme, ô reine, ô mère,
Sur tes enfans, pitié pour l’enfant d’Audovère !
Écoute, Prétextat !…
Le galop d’un cheval !
Mérovée est à moi !
Mais toi, monstre infernal,
Tu m’appartiens !
A moi.
Vains appels ! larmes vaines !
Le vieux sang des Gaulois bouillonne dans mes veines !
Le prêtre est mort ! Je viens d’entendre au fond des bois,
Sous les chênes sacrés, s’élever une voix !
Et cette voix dit : Tue !… Et je te jette à terre !
Et je tords ton poignet ! Et choisissant la pierre
Où, de ton corps le sang va fuir avec horreur,
(Saisissant un chandelier d’or sur l’autel : )
Sur ton front je me dresse en sacrificateur !
Meurs, sans avoir le temps de l’oraison dernière !
— Meurs…
Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam !
Le Miserere !…
Asperges me hyssopo, et mundabor ; lavabis me, et super nivem dealbabor.
Seigneur, qu’allais-je faire ?
Benigne fac, Domine, in bona voluntate tua Sion, ut ædificentur muri Jérusalem.
A bientôt !…
Tunc acceptabis sacrificium justitiae, oblationes et holocausta…
(Les derniers mots du verset se perdent dans l’éloignement.)
Mérovée !… ô mon enfant chéri !…
( Tombant à genoux.)
Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !… Miserere mei !
Là-dessus, le rideau tombe ; « le public éclate en furieux applaudissemens », — c’est M. Lemaître qui le constate, — « et quelques connaisseurs prononcent : « Ça, c’est du théâtre ! »
« Du fichu théâtre », répond M. Lemaître, pour qui, évidemment, il n’est pas vrai que le public ait plus d’esprit que Voltaire. « Du théâtre absurde, en dehors de toute vérité… » Et il entreprend de le prouver. </poem>
Il est inadmissible, en effet, dit-il, que la confession de Frédégonde ait pu jeter Prétextat dans l’état de détresse morale où l’auteur nous le montre. D’abord, parce que le saint évêque devait bien savoir que la confession de Frédégonde n’étant pas faite dans le but d’obtenir l’absolution, elle n’obligeait pas le confesseur au secret. Ensuite, parce que rien ne l’eût empêché, sans nommer Frédégonde, sans compromettre en quoi que ce fût le secret du sacrement, d’imaginer quelque moyen discret d’éloigner Mérovée du lieu où son assassin comptait le rejoindre. Donc, pour ajouter foi à sa douleur, à son désespoir, il faut supposer qu’il ait été touché « du vent de l’imbécillité ».
Il y aurait bien des choses à dire sur la façon dont M. Lemaitre pose la question, notamment que nous sommes au théâtre et non au concile ; qu’il ne s’agit donc pas ici de fixer les principes qui règlent la doctrine de la confession, mais simplement de savoir si la scène qui va se développer entre le confesseur et la pénitente est logiquement contenue dans ses prémisses.
Que dit Frédégonde ? — Je veux bien me confesser, mais à la condition que vous m’assuriez que rien de ce que je vous aurai dit ne sera jamais révélé.
La réponse de Prétextat ? — Quand même il s’agirait du meurtre de mon frère, je ne parlerais pas !
Voilà le point de départ ! Voilà le pacte !
L’engagement est formel : Je ne parlerais pas !
Est-ce donc parce que Prétextat est prêtre qu’il aurait le droit de violer sa parole ?
Mais sans plus insister sur ce point que sur la théorie émise par M. Lemaître, et que je suppose entièrement orthodoxe, je rejoins immédiatement mon éminent contradicteur sur le terrain à côté où m’appellent ses objections. Nous ne pouvons admettre, dit-il en substance, que Prétextat ne saisisse pas que la confession de Frédégonde n’est pas sacramentelle, à moins « qu’il ne soit touché du vent de l’imbécillité ».
Eh bien, voyons cela.
A quel moment, d’abord, Prétextat saisirait-il que la confession de Frédégonde n’est pas sacramentelle ? Est-ce quand elle se présente à lui ? Quand elle commence sa confession ? Non, assurément.
Frédégonde, voilée, tremblante, offre bien toutes les marques du repentir.
—… Je n’ose…, dit-elle ; les remords tiennent ma bouche close !…
Elle changera bientôt de ton, soit ; mais ce ne sera que graduellement, et en prenant bien soin de régler la progression de ses ironies et de ses bravades sur le trouble toujours croissant de Prétextat ; et quand, à deux reprises, plein de doute et de terreur, il s’écriera : « Qui donc es-tu ? — Qui je suis ? répondra-t-elle…
- Mais je ne suis rien qu’une femme coupable,
- Que le remords prosterne à vos genoux sacrés !
- — Qui je suis ?… Je suis la femme au cœur contrit
- Qui demande un pardon promis par Jésus-Christ !
De quel droit le confesseur affirmerait-il que cette femme ne vient pas chercher l’absolution ?
Le seul fait de se présenter au Tribunal de la pénitence n’implique-t-il pas ce repentir, ce désir du pardon qui, dit M. Lemaître, sont les conditions essentielles d’une confession sacramentelle ?
Qu’à ce début de la confession l’embarras, le trouble, l’égarement de Prétextat soient extrêmes, je le conçois, et je l’ai voulu ainsi ; mais, jusque-là, rien ne lui permet d’affirmer que sa pénitente n’est pas dans l’intention de recevoir le sacrement.
Est-ce donc quand Frédégonde lui annonce qu’elle va faire assassiner Mérovée que le vieux prêtre doit recouvrer son sang-froid ?
— Mérovée va mourir !… Et c’est toi qui l’as trahi !… Et c’est Lother qui le tuera !
Le beau moment, pour débrouiller un problème de casuistique !
Plus tard, oui, quand Frédégonde sera partie et que le calme, un calme relatif, sera revenu dans l’esprit de Prétextat ; mais pour l’instant, rien ne subsiste en lui que cette terrifiante pensée : Mérovée va mourir ! mourir comme sont morts Sighebert et Galswinthe ! Et il pleure, et il supplie, et il se désespère, non pas comme un homme touché du vent de « l’imbécillité », mais comme un homme touché du vent de l’épouvante et de l’horreur !
Certainement, en dépit du précepte d’Aristote qui recommande de laisser quelques faiblesses aux héros, j’aurais pu imaginer, sans absurdité, un Prétextat que les révélations de Frédégonde eussent trouvé de bronze, et qui, de son siège de confesseur, eût découvert, avec la même sûreté de coup d’œil que M. Lemaître de son siège de spectateur, une issue à l’impasse où croyait l’enfermer Frédégonde !
Mais quelle énormité morale, physiologique, historique ou dramatique y a-t-il à ce que Prétextat, au lieu d’être de bronze, soit tout simplement en chair, comme nous ?
Car enfin, il faudrait s’entendre : pas un jour ne se passe sans qu’on ne réclame pour le théâtre la vérité I la vérité comme dans la vie !
Or, ces mille défaillances du cœur et de l’esprit : le doute, l’inquiétude, la peur, le désespoir, l’égarement, la colère, etc., ne font-elles plus partie de notre humanité ? Prétextat, parce qu’il est prêtre, n’aura-t-il plus le droit de se troubler comme un bomme, de souffrir comme un homme et de se tromper comme un homme ?
En d’autres termes, est-ce au nom de la vérité comme dans la vie qu’il sera défendu de montrer au théâtre les misères de la vie ?
Non, pour établir l’absurdité de la scène en question et l’erreur de tous ceux qui l’ont approuvée — comédiens, public et critiques — il eût fallu que M. Lemaître, au lieu de nous faire un cours sur le sacrement de la pénitence et une théorie générale du postulat, nous apportât la preuve que Prétextat était nécessairement un être d’exception, inaccessible à tous sentimens humains, ou alors que les moyens mis en œuvre pour l’émouvoir étaient insuffisans.
J’arrive à sa deuxième et dernière objection : la confession de Frédégonde était inutile. Frédégonde, en effet, aurait dû savoir que Néra, en découvrant à Prétextat les machinations ourdies contre Mérovée, le relevait par cela même de l’obligation de se taire.
Hélas ! oui, elle aurait dû le savoir ; mais elle ne le savait pas. Elle ne savait pas qu’il y a secret et secret, comme il y a confession et confession, et que la promesse de Prétextat de ne rien révéler pouvait être subordonnée à certaines circonstances… Prétextat lui avait dit du prêtre :
- Il peut tout, excepté révéler, même infâme,
- Les secrets confiés au Tribunal de l’âme.
Frédégonde l’a cru. Que sa confiance sur ce point ne donne pas une haute idée de ses connaissances en matière religieuse, c’est possible ; mais elle vivait à une époque qui manquait de professeurs ; son excuse est d’avoir été de son temps. Je me demande ce qu’aurait pensé M. Lemaître, si épris de vérité, d’un auteur qui lui aurait présenté l’ancienne servante d’Audovère comme une sorte de sainte Thérèse capable de tenir tête, en casuistique, à tous les Pères de l’Église !
Dans un siècle où l’histoire nous montre un Mérovée, — notre Mérovée, — menacer, le fer à la main, un prêtre de le tuer séance tenante, s’il ne lui donnait la communion, je crois que ma Frédégonde avait bien de la confession l’idée que pouvait en avoir une Frédégonde.
J’ai fini. Au lecteur de conclure.
Nous avons communiqué cette « réponse » à M. Lemaître et nous avons reçu de lui la réplique suivante :
Dans le préambule vraiment évangélique où je cherchais à consoler d’avance M. Dubout du mal que j’allais dire de sa pièce, je lui remontrais, entre autres choses, qu’on peut être un méchant auteur et un homme d’esprit.
Charité perdue, comme vous l’avez pu voir par le factum qui encombre ce numéro, et qui est sans aucun doute ce que la Revue a, publié de plus mauvais depuis sa fondation.
J’ai lu, pour ma part, ce morceau soigneusement, et il m’est encore difficile, à l’heure qu’il est, d’en saisir le véritable dessein. M. Dubout ne pouvait pas me reprocher d’avoir même effleuré sa personne et sa vie privées. Il ne pouvait non plus m’accuser d’inexactitude grave dans le compte rendu de sa pièce, et en effet il ne m’en accuse point. Qu’a-t-il donc voulu ? Démontrer « que ses vers sont fort bons ? » Entreprise bien chimérique, puisque la pièce est là. Alors, quoi ?
En tout cas, je remarque qu’il n’a pas toujours mis à citer ma prose le scrupule d’exactitude que j’avais apporté à transcrire ses vers et, aussi, qu’il n’a point observé envers ma personne la stricte réserve dont j’avais usé envers la sienne. De sorte que c’est moi qui me trouve exercer légitimement, aujourd’hui, le droit de réponse.
Je vois d’abord, en feuilletant son papier, que cet homme a formé le noir projet de me brouiller avec la Comédie-Française. Il assure que j’ai répandu des « trésors d’ironie sur le Comité ». « Des trésors », c’est beaucoup dire ; mais enfin M. Dubout ne se méprend pas ici sur ma pensée. Seulement le désir de me nuire auprès de ces messieurs (chose impossible, je l’en préviens) l’entraîne un peu plus loin à de regrettables inadvertances.
« M. Jules Lemaître, dit-il, se borne à constater… les « grâces niaises » de Mlle Bertiny… le « bredouillement » de M. Albert Lambert fils », etc. Or voici mon texte : « M. Albert Lambert fils déploie une belle fougue et ne bredouille que peu. » Vous sentez combien cela est différent. Et je n’ai point parlé des « grâces niaises » de Mlle Bertiny, que je regarde au contraire comme une comédienne très futée, mais de la « grâce niaise de Néra », personnage de M. Dubout. Quand M. Dubout me cite, est-ce trop de lui demander je ne dis pas plus de bonne foi, mais un peu plus d’attention ?
Autre noirceur : M. Dubout veut me brouiller avec le public, auquel il dénonce mes irrévérences. « Le public, écrit-il, n’est guère mieux traité : M. Lemaître revient plusieurs fois sur sa « facilité à être dupé », sur l’état contristant de « son niveau intellectuel » et sur « cette inattention voisine de la sottise » qui le fait éclater en « furieux applaudissemens » aux endroits où lui, Jules Lemaître, reste absolument froid. »
Ici, je proteste très sérieusement. J’ai pu insulter le public, mais non pas en ces termes. « L’état d’un niveau intellectuel… », « une inattention voisine de la sottise », jamais je n’ai écrit ça, grâce à Dieu, et M. Dubout n’a donc pas le droit de mettre ce charabia entre guillemets[1]. Qu’il me prête de mauvais sentimens, je m’en arrange encore, mais qu’il ne me prête pas son style ! Je n’ai pas mérité cela.
M. Dubout continue : « J’ai pensé que la haute personnalité de M. J. Lemaître… ne me permettait pas de garder un silence qui, aux yeux de quelques-uns, pourrait être attribué ou à un sentiment d’extrême dédain ou à un sentiment d’extrême prudence, — ce que je ne veux ni pour lui ni pour moi. »
Voilà, monsieur, qui est noblement pensé. Je frémis en songeant que vous auriez pu vous taire ; j’ose à peine concevoir la signification, écrasante pour moi, qu’on eût donnée à ce silence ; et je vous remercie de m’avoir épargné une si rude épreuve. Peut-être, seulement, eût-il fallu écrire : « un silence qui pourrait être attribué par quelques-uns… » et non : « qui pourrait être attribué aux yeux de quelques-uns. » Mais je ne veux plus perdre mon temps à corriger vos fautes de grammaire et j’arrive à un point plus intéressant.
Vous assurez que vous n’avez contre moi nulle rancune. « Pas un instant, dites-vous, je n’ai supposé que M. Lemaître ait voulu, comme l’ont insinué quelques médisans, se consoler sur l’œuvre d’un jeune (c’est vous qui soulignez) de l’échec de la Bonne Hélène et de l’Aînée devant le comité de la Comédie-Française. »
Permettez-moi une rectification, puis une réflexion.
Il est bien vrai que la Bonne Hélène a été refusée par le comité, l’un de ces Messieurs ayant dit que, si l’on recevait cet ouvrage blasphématoire, il n’oserait plus jouer la tragédie. Mais je ne leur ai pas laissé le plaisir de recevoir l’Aînée à correction. Ils faisaient de telles têtes que je m’en suis allé sans achever ma lecture. Je pense d’ailleurs, en toute simplicité, que ni l’Aînée ni la Bonne Hélène n’en valent moins pour cela, de même que, pour avoir été reçue avec acclamation, Frédégonde n’en vaut pas mieux. La lecture devant le comité est une nécessité injurieuse que l’on subit, mais il faudrait être bien humble pour reconnaître la juridiction littéraire de cette assemblée.
Ce n’est donc pas pour me venger du comité que j’ai traité Frédégonde précisément comme le public l’a fait à partir de la seconde représentation, mais parce que je trouvais, comme lui, et bien sincèrement, que Frédégonde ne valait pas le diable. Mon honneur m’oblige à le déclarer : c’est bien en soi que votre tragédie m’a paru détestable. C’est par elle-même, c’est par la force de l’évidence et sans le secours d’aucune considération extrinsèque, que sa profonde misère s’est révélée à moi. Si la Comédie-Française nous donnait une bonne pièce, je méconnais, je ne pourrais pas m’empêcher de le dire.
Mais, monsieur, de quel droit préjugez-vous de mes sentimens secrets et faites-vous part au public de vos offensantes conjectures sur ‘ ce point ? Si je disais à mon tour, vous empruntant votre tournure : « Pas un instant je n’ai supposé que M. Dubout, comme l’ont insinué quelques médisans, ait obéi à un autre sentiment qu’au zèle pur de la vérité ; pas un instant je n’ai cru qu’il cédait, dans sa poursuite grotesquement acharnée, à un dépit cuisant d’auteur tombé, à une rage de vanité déçue, à une démangeaison de réclame, à une humeur processive et hargneuse d’homme d’affaires et de chicanou provincial, ou encore au désir têtu de montrer aux habitans de sa petite ville, témoins de son retour humilié, que ces gens de Paris ne lui faisaient pas peur et qu’ils n’auraient pas avec lui le dernier mot. » Qu’auriez-vous à dire ? Et n’aurais-je pas tout lieu de vous répondre que c’est vous qui avez commencé ?
Je reprends votre papier. Vous vous donnez le plaisir facile et puéril (en soulignant naïvement les phrases flatteuses) de dresser une liste des contradictions de la critique touchant Frédégonde. Belle découverte ! On n’a peut-être jamais vu de pièce sur laquelle les critiques ne se soient contredits entre eux, même quand d’aventure tous en faisaient l’éloge. — Vous nous appelez tous en bloc, fort poliment, les « maîtres de la critique ». Cela en ferait beaucoup. Il arrive d’ailleurs à ces maîtres d’être inattentifs, ou bienveillans par lassitude et dédain, ou par scrupule de conscience et pour ne pas risquer de faire tort à une pièce qu’ils ont peu écoutée. — Il y en a un qui dit que votre langue « est solide », et je vous avertis que ce n’est pas vrai, n’y en a un autre qui dit que vos vers sont « de correction classique » : ce n’est pas vrai non plus.
Mais MM. Sarcey et Faguet ont admiré votre quatrième acte. Eh bien, tant mieux : que vous faut-il de plus ? Ce sont des hommes doux, bien meilleurs que moi, et qui ont coutume de découvrir, chaque saison, dans les pièces qui leur sont soumises, une bonne douzaine de « scènes supérieures » et de « scènes de premier ordre « . J’estime tout naturel que vous ayez plus de confiance en eux qu’en moi et que vous mettiez leur jugement fort au-dessus du mien : mais enfin c’est le mien, et non le leur, que vous me demandiez, quand, avec l’espoir effréné que je vous trouverais du génie, vous m’avez convié à la représentation de votre drame et m’en avez même envoyé la brochure.
J’ai donc beau faire, je ne puis deviner à quoi sert, à quoi tend votre tableau synoptique des contradictions de la critique à votre endroit. Ou plutôt il est une leçon, banale mais consolante, que vous en pouviez tirer. Vous pouviez conclure, de cette plaisante confusion et contrariété d’avis sur un si petit objet, à l’incurable vanité des jugemens humains et, par suite, dédaigner mon opinion pêle-mêle avec les autres. Mais vous ne l’avez pas dédaignée ; et, quoique j’eusse préféré l’oublier moi-même (tout cela, au fond, a si peu d’intérêt ! ) me voilà donc obligé de la défendre.
Le public, s’il en a le courage, lira votre « belle scène » et le commentaire élogieux que vous en faites. Je l’ai moi-même relue, hélas ! et j’ai le chagrin de la juger comme au premier jour. La forme en appartient à la plus basse rhétorique, et c’est le luxe le plus indigent de flasques et inexpressives métaphores. Mais le fond est pire.
Vous dites : « A quel moment Prétextat saurait-il que la confession de Frédégonde n’est pas sacramentelle ? » Mais au moment où l’étrange pénitente lui annonce, avec un fracas insolent, et des bravades, et des cris de haine, qu’elle va faire assassiner Mérovée. Vous alléguez que Prétextat est trop troublé, à ce moment-là, « pour débrouiller un problème de casuistique ». Ah ! il n’est pas compliqué, le problème ! La question est, exactement, de savoir si une personne est dans les conditions requises pour la confession sacramentelle dans l’instant où elle se vante d’avoir préparé un assassinat, et où elle déclare, avec la plus furieuse insistance, qu’elle va l’accomplir. Mais il parait que Prétextat, vieux prêtre, blanchi dans le saint ministère, et plein d’une terrible expérience, — d’ailleurs préparé au choc par les précédens aveux de la reine, déjà si semblables à de cyniques défis, — doit être surpris par sa dernière révélation, au point d’en perdre subitement et complètement la tête. Et vous appelez ça, bravement, « la vérité comme dans la vie » !
Je viens, là-dessus, de relire mon article, et je ne puis, en conscience, en retrancher un seul mot. J’écrivais : « … Je veux bien que Frédégonde, chrétienne peu éclairée, ait conçu cette ruse grossière et en ait espéré le succès. Mais que Prétextat se range sans hésiter à cette casuistique de sauvage, nous ne le pourrions admettre que si ce saint évêque nous avait été présenté comme un homme d’une intelligence affaiblie par les années et touché, comme dit l’autre, du vent de l’imbécillité. » Et je crois vraiment l’avoir démontré ; du moins y ai-je apporté tout le soin et tout le sérieux dont je suis capable. Mais vous répondrez de nouveau : « La vérité comme dans la vie ! » Je répliquerai : « Vent de l’imbécillité ! » et ce dialogue pourra durer longtemps. Nous n’avons probablement pas, monsieur, le cerveau fait de même. Nous sommes irréductibles, impénétrables l’un à l’autre, et cela sans doute est fâcheux pour moi : mais qu’y puis-je ?
Voilà donc à quelle constatation chétive et superflue aboutit cette grande affaire. N’est-ce pas pitoyable ?
Ce n’est pas ma faute. Vous m’avez invité à entendre votre pièce en qualité de critique ; par-là (soyons de bonne foi) vous avez sollicité mon jugement sur elle et m’avez signifié implicitement que vous m’autorisiez à le produire, quel qu’il fût, — à la seule condition qu’il ne portât que sur votre ouvrage et qu’il demeurât purement littéraire. Ce pacte tacite, je l’avais strictement observé : mais vous, monsieur, vous l’avez rompu. Il ne vous a pas suffi de contester, comme vous le pouviez, dans quelque journal ou dans quelque brochure, la justesse de mes critiques : vous avez prétendu me confondre dans cette Revue même, et vous avez voulu m’y discréditer par des insinuations désobligeantes sur des faits entièrement étrangers à notre différend : j’entends mes relations personnelles avec la Comédie-Française. Vraiment, cela n’est pas de jeu, quoi qu’il en ait semblé à nos doux juges.
Dans le fond, il y a ceci, qui est bizarre : il vous a été absolument impossible de supporter cette idée qu’il y eût en France, un homme notoirement insensible aux beautés du 4e acte de Frédégonde. Et, pour en pouvoir exprimer votre immense dépit, non seulement par un papier public, — de quoi se fût contenté tout autre que vous, — mais dans des conditions choisies par vous, sous la même couverture où parurent les pages honnêtes qui vous ont fait saigner, et « à la même place et dans les mêmes caractères typographiques. », vous avez dépensé plus d’obstination et plus d’énergie qu’il n’en faut pour faire son salut. Mais tout cela ne fera pas ni que j’aie outrepassé mon droit de critique, ni que Frédégonde soit autre qu’elle n’est, ni qu’elle me paraisse autre qu’elle ne me paraît. Et ainsi la disproportion entre votre effort et son résultat devient un peu comique. Ou, pour mieux dire, il y avait longtemps qu’un homme ne s’était édifié de ses propres mains, avec cet entêtement sombre, par une telle mobilisation de magistrats, d’avocats et d’huissiers, et sur un tel amas de papier timbré, une si haute réputation de ridicule. Et cela est beau dans son genre, et plus étonnant encore que la confession de Frédégonde.
… Et maintenant, monsieur, je puis bien vous l’avouer : je me suis appliqué à vous dire des choses justes sous une forme qui fût un peu désagréable, parce qu’il faut bien se défendre dans la vie : mais je ne suis point si fâché que cela. Je n’ai aucune peine à entrer dans votre état d’esprit. Je suis comme vous : je n’ai presque jamais trouvé que la critique comprît entièrement mes pièces, ni même qu’elle les racontât comme elles étaient, ni quelle leur fût pleinement équitable. On s’y résigne quand on est sage ; et, quand on est fier, on se rend justice à soi-même silencieusement et l’on se contente de son propre témoignage. On y est très aidé par la considération de ce qu’il y a de hasard mystérieux dans les succès de théâtre. Vous n’avez pas su prendre ce parti, et combien je le regrette ! Vos sentimens, tout involontaires et fort excusables, étaient d’un homme : mais votre conduite, hélas ! a été d’un « gendelettre », et je suis obligé de donner ici à cet affreux mot toute sa force.
Si vous vouliez bien le reconnaître vous-même (et pourquoi non ? votre récente victoire a dû vous détendre), je vous répéterais, sans ombre d’ironie, ce que je disais il y a un an : « La susceptibilité des hommes de lettres est, quand on y réfléchit, bien misérable… Pourquoi tant souffrir d’appréciations qui ne nous atteignent ni ne nous diminuent dans ce qui nous devrait seul importer, j’entends notre valeur morale ?… On peut avoir fait un mauvais drame, et non seulement n’être pas un sot, mais encore, par d’autres dons que ceux qui font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour d’imagination, par l’activité, l’énergie, la bonté, par toute sa complexion et sa façon de vivre, être un individu plus intéressant et de plus de mérite que tel littérateur accompli. »
Non, je ne raille point. Toute notre querelle, ce n’est que de la littérature. La littérature, il faut l’aimer ; mais le mieux est de l’aimer sans en faire ; et, quand on en fait, les bénéfices que notre vain orgueil en attend ne valent pas que l’on devienne méchant à cause d’elle ni que, pour elle, on perde son âme. Voilà ce que nous sentons clairement dans nos meilleures minutes…
J’ai laissé la question juridique à M. Brunetière, qui l’a faite sienne, et qui continuera à la traiter avec plus de compétence, de rigueur et de vigueur que je ne ferais. Il est bien probable que cela finira par la révision d’une loi mal rédigée et dont l’application littérale heurte par trop le sens commun. Vous aurez contribué, monsieur, par votre obstination, à amener cet heureux changement, et ainsi vous nous aurez rendu un service dont nous vous serons plus reconnaissans que de votre tragédie.
JULES LEMAITRE.
On vient de lire la « réponse » de M. Dubout et la réplique de M. Lemaître. Mais, après les avoir lues, comme on pourrait se demander les raisons que la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation ont eues de nous imposer, ou plus exactement de nous infliger l’insertion de la prose de M. Dubout, nous les avons cherchées, et les ayant enfin découvertes, — ce qui n’était pas si facile, — nous croyons devoir les donner à nos lecteurs.
Il ne faudrait pas en effet s’y tromper !
En décidant que les insinuations désobligeantes de M. Dubout à l’adresse de M. Lemaître n’avaient pas d’importance, ou du moins ne constituaient pas, en matière de droit de réponse, l’exception tirée de ce qu’on appelle au Palais « l’honneur du journaliste », la Cour de cassation et la Cour d’appel de Paris n’ont évidemment pas voulu dire que l’honneur des journalistes fût d’une autre nature, moins délicate, que celui des magistrats ; et cependant, c’est ce que l’on croirait d’abord. Car, « avec quelques médisans », si j’insinuais que la Cour de Paris ou la Cour de cassation ont eu des motifs extra-légaux, personnels, et par conséquent un peu bas, de nous condamner, comment prendraient-elles toutes les deux la chose ? Et aussi je ne l’insinue point !
Elles n’ont pas voulu davantage, en nous obligeant à publier les citations tronquées que M. Dubout, dans sa « réponse », a faites des feuilletons de MM. Faguet et Sarcey, Bauër et du Tillet, Duquesnel et Fouquier, nous mettre dans la cruelle alternative de soutenir une demi-douzaine de procès ou d’insérer les réclamations de ces Messieurs, et au besoin leurs feuilletons tout entiers. Car la loi est formelle, et « toute personne nommée ou désignée » dans la « réponse » de M. Dubout a le droit de lui répondre à son tour et de lui répondre dans la Revue des Deux Mondes.
Ont-elles voulu peut-être, en nous condamnant à réimprimer dix ou douze pages de la Frédégonde de M. Dubout, ouvrir à tout auteur tombé la Revue des Deux Mondes ; le venger du public aux dépens de nos lecteurs ; et ainsi consacrer une atteinte beaucoup plus grave à la propriété que ne l’est sans doute celle des critiques de M. Lemaître, je ne dis pas à la dignité, mais à l’amour-propre de M. Dubout ? On ne nous le fera pas croire. Les magistrats éminens qui composent la Cour de cassation et la Cour de Paris, — et parmi lesquels il y a même des romanciers, — savent parfaitement qu’il y aurait plus que de l’abus à considérer la reproduction d’un roman tout entier comme une légitime « réponse » à la critique dont ce roman a pu être l’objet. Car où serait la limite ? et pourquoi pas l’œuvre tout entière du romancier, de feu Dumas, par exemple ? ou de M. Jules de Glouvet ?
Ce que savent très bien encore la Cour de cassation et la Cour de Paris, c’est qu’en faisant du « droit de réponse » l’application qu’elles viennent d’en faire, elles se sont donné les apparences d’étrangler juridiquement, de toutes les libertés, la seule qu’en aucun temps, aucune législation n’ait méconnue : c’est la liberté de la critique, laquelle, sans doute, ne consiste pas à pouvoir trouver, en son par-dedans, une pièce ou un roman détestables, mais à pouvoir ouvertement le dire. Ainsi pensait du moins un magistrat qui en valait bien d’autres ; qui s’honora de protéger Boileau contre les Dubout de son temps ; et qu’on appelait le président de Lamoignon.
Et, en s’attachant étroitement au texte de la loi, la Cour de Paris et la Cour de cassation auraient-elles donc voulu dire qu’en aucun cas, pour aucun motif, ni pour aucune considération, la loi ne pourrait être interprétée que selon le pharisaïsme de sa lettre ? Non, sans doute ! car si la loi s’appliquait de cette manière générale, absolue, et en quelque sorte automatique, nous n’aurions en vérité pas besoin de magistrats, ni nos magistrats de cette étendue de science, de cette universalité de connaissances, de cette largeur d’esprit qu’on se plaît à reconnaître en eux.
Nous croyons donc pouvoir l’affirmer : la véritable intention de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation a été de démontrer par l’absurde, à la façon des géomètres (qui passe pour irrésistible), l’urgence de réformer, ou plutôt d’abroger et de refaire le texte qui régit le « droit de réponse ». Elles ont voulu dire au législateur, avec le respect qu’elles lui doivent, et la spirituelle malice dont on s’est piqué de tout temps au Palais : « Voilà les jugemens qu’une loi mal digérée nous oblige de rendre ! Si nous nous étions contentées, comme le tribunal de première instance, de rendre un arrêt d’espèce ou un jugement de fait, l’opinion n’aurait pas compris. Elle se serait dit que le droit de réponse comportait, le cas échéant, des restrictions, des tempéramens, des atténuations ; qu’il y avait manière de l’entendre et de l’appliquer ; que nous étions les serviteurs de l’esprit, mais non les esclaves de la lettre. Il n’en est rien ! L’absurdité de notre texte en fait l’intangibilité. En condamnant la Revue des Deux Mondes à insérer la « réponse » de l’auteur de Frédégonde aux critiques de M. Lemaitre, nous avons voulu vous prouver l’impossibilité de maintenir plus longtemps dans nos Codes l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881. N’en êtes-vous pas pleinement convaincus ? Que pouvez-vous demander davantage ? et toute la critique ne s’unira-t-elle pas pour nous remercier des deux arrêts qui d’abord eussent pu lui sembler si contraires ? »
C’est ce que nous avons compris, pour notre part ; et c’est pourquoi, nos lecteurs viennent de le voir, nous nous sommes empressés de nous incliner. Car nous aurions pu nous en dispenser ; nous aurions pu exciper de la générosité vraiment royale et mérovingienne, fastueuse et en même temps prudente, avec laquelle M. Dubout nous avait déchargés de l’obligation de reproduire sa réponse ; je dis bien : de la reproduire, puisqu’il en a déjà publié ailleurs une partie. Mais nous ne l’avons pas voulu : nous avons pour cela trop de respect des décisions de la magistrature ! S’il est beau de gagner, il ne l’est pas moins de perdre… et de payer, et surtout quand cette perte n’est en somme qu’une espèce de gain. Facelos habemus consules. Nos magistrats aiment à rire, mais leur rire est plein de sens. L’article 13 de la loi de 1881 est jugé maintenant ; il succombera sous l’énormité de ses conséquences ; la Cour de cassation et la Cour de Paris auront fait cet ouvrage. Ne serions-nous pas des ingrats si nous ne leur promettions solennellement ici de leur en garder une durable reconnaissance ?
F. B.
- ↑ Voici mon texte : «… Que si, malgré tout, on ne s’en est pas aperçu, je n’en sais que dire, sinon que cela nous donne le niveau intellectuel du public », etc. Et : « Cela me fâche qu’on puisse dire que, même dans des pièces qui passent pour chefs-d’œuvre, certains effets dramatiques ont pour condition première l’inattention du public, sa facilité à être dupé, et presque sa sottise. »