Correspondance - Lettres de M. Garofalo et Arthur Desjardins

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Correspondance - Lettres de M. Garofalo et Arthur Desjardins
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 940-943).
CORRESPONDANCE

Nous recevons de M. Garofalo, président du tribunal civil et pénal de Ferrare, la lettre suivante :


Ferrare, le 29 janvier 1891.

Monsieur,

M. Desjardins, à qui je m’étais adressé pour en obtenir une rectification à son article Crimes et peines, m’écrit que vous m’autorisez à vous envoyer une note rectificative, tout en vous réservant d’apprécier si elle peut être insérée dans la Revue.

Je me suis empressé de préparer cette note et je vous l’envoie ci-jointe, libre à vous d’en modifier la forme, pourvu qu’il soit clairement expliqué que je n’ai jamais exprimé les idées qui m’ont été attribuées.

Je ne réponds pas aux critiques ni aux appréciations. Je ne fais que prouver de n’avoir pas dit ce qu’on m’a fait dire. C’est pourquoi j’espère que vous aurez la bonté d’insérer ma courte réponse.

Permettez-moi donc de vous en présenter mes remercîmens, et veuillez agréer l’expression de ma considération la plus distinguée.

R. GAROFALO. La Revue des Deux Mondes m’a fait l’honneur de s’occuper de mon livre (la Criminologie) dans le numéro du 1er janvier 1891, article Crimes et peines, par M. Desjardins.

Je demande la permission d’occuper, pour un instant, les lecteurs de la Revue, afin de rectifier deux assertions : l’une aux pages 186-187, l’autre à la page 185.

M. Desjardins a cru que, pour appliquer dans toute sa rigueur l’idée darwiniste de la sélection, j’ai proposé d’empêcher la transmission héréditaire des penchans criminels, moyennant l’éviration des délinquans les plus féroces et abrutis. Il s’en faut de beaucoup que je me sois laissé entraîner à avancer une proposition de ce genre. Il y a certainement malentendu. M. Desjardins cite la page 269, sans dire s’il parle de la première ou de la deuxième édition de mon livre. Or la page 269 de la deuxième édition s’occupe d’un autre sujet. Celle de la première édition contient les lignes suivantes :

« L’antiquité punissait implacablement les fils pour les fautes de leurs pères. Notre époque, plus civilisée, devrait seulement empêcher la procréation d’individus qui, suivant toute probabilité, seront des êtres méchans et abrutis.

« Notre époque ne doit pas punir les enfans des délinquans, mais elle devrait empêcher qu’ils naissent ; elle devrait produire, par la mort des délinquans, ou par l’isolement perpétuel de leur sexe, une sélection artificielle par laquelle la race serait moralement améliorée. »

Ce qui suit constate le fait que l’humanité est de nos jours plus douce, moins passionnée et qu’elle résiste mieux aux instincts violens et brutaux, qu’il n’en était aux siècles passés, et que les moyens énergiques employés auparavant contre les criminels ont eu, sans doute, leur part à l’épuration de la race.

Il est évident par là que non-seulement je n’ai pas fait la proposition que l’on m’attribue, mais qu’une idée pareille ne m’est pas même venue à l’esprit ; le mot « isolement de leur sexe » le prouve. On ne détruit pas ce qu’on isole. C’est un équivalent, — répondra-t-on. Soit, mais cet équivalent n’est pas une mesure brutale et indigne d’un peuple civilisé, mesure à laquelle je n’ai pas à me reprocher d’avoir songé, encore moins de l’avoir proposée. M. Desjardins écrit, page 185 : « M. Proal, conseiller à la cour d’Aix, et l’un des adversaires de la nouvelle école, blâme à bon droit le magistrat napolitain de citer avec admiration les terribles exécutions d’Henri VIII et d’Elisabeth qui, en débarrassant la société des men-dians et des vagabonds, ont opéré sur le sol anglais une sélection importante, et d’avoir fait des vœux pour que l’œuvre d’épuration fût continuée. » Je ne sais pas où M. Proal, et après lui M. Desjardins, ont trouvé cette admiration et l’expression de ces vœux de ma part, à propos des mendians et des vagabonds. Je cite la page 264 (1re édition de la Criminologie, qui est identique à la page 286 de la 2e édition française).


« Il n’y a pas de doute que l’oisiveté et le vagabondage ne doivent être considérés comme des délits sociaux, puisqu’ils font présumer tous les autres ; et il est certain aussi que l’habitude de l’oisiveté est une de celles dont on ne peut facilement triompher. Dans l’acception rigoureuse de la logique, les lois sanguinaires de l’Angleterre au XVIe siècle seraient donc justifiées. Et malgré cela, nos sentimens les plus intimes protestent contre l’homicide légal de celui qui n’est convaincu que de vagabondage. Ces malheureux pendus par Henri VIII et Elisabeth, s’ils avaient eu plus de chance, n’auraient pas été insusceptibles d’adaptation. Cela a été prouvé par leurs successeurs du XVIe siècle qui, sous des rois plus humains, furent déportés en Amérique, et par ceux du XIXe siècle qui ont créé l’Australie. Pendant que la théorie de l’intimidation ne faisait que détruire, la théorie de l’adaptation donnait naissance à des colonies utiles qui devinrent bientôt riches et puissantes. »


Et plus loin, page 272 : « L’émigration forcée des vagabonds anglais aux colonies n’a pas été pour rien dans l’épuration de cette race qui a aujourd’hui, du moins dans la haute criminalité, des chiffres infiniment plus petits que ceux de l’Europe centrale et méridionale. Si les supplices d’Henri VIII et d’Elisabeth ont réalisé une sélection, la déportation du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle n’a pas interrompu cette œuvre. C’est qu’il s’agit de distinguer les criminels typiques, insusceptibles de toute adaptation, de ceux pour lesquels une adaptation nouvelle est possible, de sorte que, pour ceux-ci, une élimination partielle réalise de même la sélection, par rapport au milieu d’où ils ont été arrachés. »

Je pense que c’est plus que suffisant pour prouver : 1° que, tout en constatant l’effet de l’extermination des déclassés et des vagabonds sous Henri VIII et Elisabeth, je l’ai vivement blâmée, en lui opposant d’autres moyens d’épuration qui ont eu le même succès final sans remplir l’Angleterre d’échafauds ; 2° que je n’ai pas fait de vœux pour une reprise de pendaisons, mais pour qu’il n’y ait pas de relâche dans la lutte de l’état contre la criminalité, avec les moyens conseillés par l’expérience et par l’humanité.

Cela regarde, — bien entendu, — les mendians et les vagabonds ; quant aux assassins, je n’ai pas à justifier mon opinion, favorable à la peine de mort.

R. GAROFALO.

Paris, 5 février 1891.

Cher Monsieur,

J’ai l’honneur de vous envoyer ma réponse à la note de M. Garofalo :


« Notre époque, a dit M. Garofalo, ne doit pas punir les enfans des délinquans, mais elle devrait empêcher qu’ils naissent. » Je reconnais que l’honorable magistrat n’a pas indiqué, parmi les moyens employés pour atteindre ce but, comme l’ont fait certains anthropologues, l’emploi d’une opération chirurgicale, et je suis heureux de constater qu’il refuse de pousser à cette extrême conséquence sa théorie de la « sélection artificielle. »


Je n’étais pas le seul, parmi les écrivains français, à m’être trompé sur les intentions de M. Garofalo. Comment avons-nous été conduits à cette interprétation qu’il désavoue ? C’est que nous n’apercevions pas un autre moyen efficace d’empêcher la « procréation. » L’auteur de la Criminologie répond qu’il a signalé deux moyens de l’empêcher : « la mort des délinquans, l’isolement perpétuel de leur sexe. » Laissons de côté la mort, qui ne peut être appliquée, même dans le système le plus draconien, qu’à un très petit nombre. Est-ce qu’on peut détenir perpétuellement tous les délinquans pour les empêcher d’avoir des enfans ? Non, sans doute, et M. Garofalo me contredira d’autant moins sur ce point, qu’il propose de remplacer l’emprisonnement par la déportation : la déportation serait la pierre angulaire du nouveau système répressif. (Voir la Criminologie, édition française de 1888, p. 238, 395, 398, 402 et 403.) Or il nous paraît absolument impossible d’organiser pour ces légions de déportés un système de surveillance diurne et nocturne qui prévienne tout rapprochement entre les deux sexes.

En second lieu, M. Garofalo me reproche d’avoir écrit qu’un autre criminaliste français le blâmait à bon droit de citer avec « admiration » les terribles exécutions d’Henri VIII et d’Elisabeth. En déclarant que les soixante-douze mille pendaisons d’Henri VIII seraient « justifiées » dans l’acception rigoureuse « de la logique, » M. Garofalo se défend d’avoir « admiré, » et je lui donne bien volontiers acte de ses réserves. Mais la question de savoir jusqu’à quel point un historien justifie un événement historique et dans quel esprit il en parle appartient à la critique. Je n’ai pas d’autre explication à donner.

Votre bien dévoué,


A. DESJARDINS.