Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXXI

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CDXXI

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 14 janvier 1858.


Cher Bouli,

Nous arrivons de Gargilesse. Partis ce matin à onze heures de l’hôtel Malesset, nous étions ici à six pour dîner, après avoir passé trois heures chez Vergne à Beauregard.

J’ai trouvé ta lettre en arrivant ici, et c’est le complément de notre charmant voyage : sauf ton diable de rhume qui m’ennuie ! Certainement change ton poêle, envoie-le promener et laisse guérir ton rhume avant de te remettre dans les habits minces et les souliers idem. Et, quand tu seras guéri, ne vis pas trop renfermé : c’est la cause de tous ces rhumes qui se renouvellent chaque fois que tu prends l’air. Ne te fais pas une vie et une santé à la Delacroix. Prends-lui autre chose, si tu peux. Et, à propos, l’as-tu vu, et comment va-t-il ? Non, tu ne l’as pas vu, puisque tu es claquemuré forcément ; mais va le voir quand tu sortiras. Qu’il te reçoive ou non, donne-lui signe de vie et d’intérêt.

Donc, que je te parle de Gargilesse. La Baronnette[1] nous a menti comme de coutume. Nous sommes partis par un brouillard noir et un verglas superbe, Manceau jurant que le soleil allait se montrer ; mais plus nous allions, plus le brouillard s’épaississait ; si bien que nous sommes arrivés à la descente du Pin, voyant tout juste à nous conduire. Mais, tout d’un coup, la Creuse, glacée et non glacée par endroits, cascadant et cabriolant à travers ses barrages de glace, et coulant au milieu, tandis que ses bords blancs étaient soudés aux rives, s’est montrée devant nous tout isolée du paysage, si bien que, si nous n’avions pas su ce que c’était, nous aurions cru voir un mur tout droit, de je ne sais quel marbre gris et blanc avec un mouvement fantastique.

Et puis un peu plus loin, sur le brouillard gris noir de la rivière, on voyait des bouffées de brouillard blanc, comme si le ciel, un ciel d’orage, était descendu sous l’horizon. C’était superbe en somme : ça donnait l’idée de l’Écosse, vu qu’au milieu de tout cela apparaissaient des vallées, des petits coins de verdure et des maisons avec leurs feux allumés. Il faisait très doux. Henri[2] conduisait le cheval par la bride sur le chemin tout rayé de glace, et je m’endormais en rêvant que j’étais dans les Highlands. Arrivée à Gargilesse, je trouvai la maison chaude, propre, commode au possible, toute petite qu’elle est ; des lits excellents, des armoires, des toilettes, enfin toutes les aises possibles. La petite salle à manger de l’auberge est charmante, aussi propre qu’un cabinet de restaurant propre, bonne cuisine. On a des petites lanternes pour rentrer chez soi, et le village est beaucoup moins sale qu’une rue de Paris, pour les pieds.

Le lendemain, demi-brouillard et pas de soleil. Mais la terre assez sèche et l’air assez doux. Promenade de deux heures, travail à la maison et besigue le soir. Le surlendemain, c’est-à-dire hier, même temps, promenade de cinq heures. Nous avons passé sur l’autre rive et suivi toutes les hauteurs, montant et descendant sans cesse. Nous avons escaladé les crêtes des rochers vis-à-vis de l’endroit où nous avions fait la friture au bord de l’eau. Là, il a fallu s’arrêter : la Creuse a mangé le chemin.

Enfin, ce matin, nous sommes partis par un soleil magnifique et un temps assez froid. Somme toute, comme dit M. Letac[3], soleil ou non, hiver ou été, le pays est toujours ravissant. Il est même plus beau en hiver, plus vaste et mieux dessiné. Les silhouettes d’arbres et de rochers ont plus de sérieux, le village est plus pittoresque, les petites cascades glacées sont très amusantes.

Nous avons vu la maison de Vergne[4], très amusante aussi, boîte à compartiments ; l’endroit est très joli. Je n’ai pas eu froid, je me porte bien, voilà. Le pays est abrité et doux. Les sommets sont sibériens, mais on n’y reste pas.

Bonsoir, mon fanfan ; dis-moi aussi ce que tu fais et ce que tu vois.

  1. Le baromètre.
  2. Henri Sylvain, cocher de Ceorge Sand.
  3. Peintre décorateur, alors à Nohant.
  4. Le docteur Évariste Vergne, de Cluis.