Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXXIII

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CDXXIII

À M. CHARLES DUVERNET, À NEVERS


Nohant, 16 janvier 1858.


Cher ami,

J’allais t’écrire quand j’ai reçu ta lettre. Moi aussi, je m’inquiétais d’être si longtemps sans nouvelles de toi et de vous tous. Je vois que, Dieu merci, tu prends patience avec une infirmité que je crois toujours passagère, et qui cédera à la prolongation d’un bon régime et d’une bonne santé. Tu reconnais que, depuis longtemps, tu négligeais l’état général, et il faut bien qu’il se consolide un peu, avant que l’effet partiel se produise.

Tu auras gagné à cette cruelle épreuve de reconnaître le dévouement des tiens et ton propre courage, plus que tu n’avais encore eu l’occasion de le faire. Ce n’est pas une banalité creuse que le proverbe « À quelque chose malheur est bon. » Il est fait pour les cœurs d’élite qui le comprennent, et le tien est de ceux-là. J’ai vu comme Eugénie et tes enfants s’efforçaient délicatement d’en faire une vérité pour toi. Si un temps d’ennui et de privations vaillamment supporté par toi, et tendrement adouci par ta famille, doit servir à resserrer encore des liens si doux, je suis sûre que tu en sortiras plus heureux encore que tu ne l’étais auparavant.

Sois sûr aussi que tous tes amis se préoccupent de toi vivement et que, si tu les entendais parler de toi entre eux, tu verrais combien ils te sont attachés. Au reste, nous sommes tous d’accord avec ton médecin pour croire fermement qu’une fatigue ne peut pas produire un mal qui résiste au repos.

Je vois qu’on s’amuse autour de toi et que tu diriges toujours, en vrai Boccaferri[1], les amusements et les projets de la famille. Combien je regrette d’être clouée au travail et de ne pouvoir aller vous applaudir !

Mais chacun a ses liens bien serrés par moments ! Je griffonne toujours pour arriver à des jours de liberté qui s’envolent trop vite quand je les tiens. C’est l’histoire de tous ceux qui tirent leur revenu de leur industrie.

Dans mes soirées d’hiver, j’ai entrepris l’éducation de la petite Marie, celle qui jouait la comédie avec nous. De laveuse de vaisselle qu’elle était, je l’ai élevée d’emblée à la dignité de femme de charge, que sa bonne cervelle la rend très propre à remplir. Mais un grand obstacle, c’était de ne pas savoir lire. Ce grand obstacle n’existe plus. En trente leçons d’une demi-heure chacune, total quinze heures en un mois, elle a tu lentement, mais parfaitement, toutes les difficultés de la langue. Ce miracle est dû à l’admirable méthode Laffore, appliquée par moi avec une douceur absolue sur une intelligence parfaitement nette. Elle commence à essayer d’écrire et je prétends lui enseigner en même temps le français. Elle sait déjà très bien ce que c’est qu’un verbe, et comment il faut lire la fin des mots en ent. Ils aiment ordinairement, etc. Quand tu auras des petits-enfants, je te communiquerai cette méthode, que j’ai encore simplifiée et qui se comprend en un quart d’heure.

Il a fait un temps inouï de chaleur et de soleil. Nous avons de la pluie aujourd’hui, après une sécheresse qui commençait à inquiéter nos jardiniers. Je pense que vos bords de la Loire sont plus brumeux que Nohant et le Coudray, qui ne peuvent attraper les nuages que par le bout de la queue.

Maurice est à Paris, lancé aussi dans les comédies de salon. Il paraît que c’est la fureur à présent. Mais il n’a pas une petite besogne ; car il est investi aussi du rôle d’auteur de ces bluettes. En outre, il a chez lui un théâtre de marionnettes et donne des soirées d’artistes.

Paris est comme galvanisé aux approches d’on ne sait quelles crises politiques ou financières que les pessimistes voient en noir. Ce stupide et féroce attentat a produit son inévitable effet. On a serré la mécanique, et ce n’est pas le moyen de faire tourner les roues. Je crois qu’il eût été beaucoup plus habile de montrer beaucoup de confiance à une nation dont la majorité (et même l’opposition) éprouve un extrême dégoût pour l’assassinat. Enfin le monde suit toujours les mêmes chemins, et les mêmes fautes se recommencent dans tous les partis. Espérons que les mœurs s’adouciront ; je ne fais point de vœux pour la nuance Orsini et Compagnie. Quand on pense que l’on pouvait avoir là un de ses enfants écharpé par la mitraille, on ne plaint pas ceux dont le procès va s’instruire. Je voudrais bien savoir ce que diraient certaines mères de famille trop spartiates de notre connaissance, si elles recevaient une aussi cruelle leçon.

D’ailleurs, toute conscience humaine se révolte contre le meurtre qui sort de dessous terre. Batailles dans les rues, guerres civiles, émeutes et coups d’État, c’est de la lutte de part et d’autre, et, comme dit la chanson berrichonne :

Y va voir qui veut,
En revient qui peut.

Mais ces foudres qui rampent et qui sont de véritables guets-apens au coin d’un bois, Dieu merci, la France ne les aime pas.

Bonsoir, mon cher vieux. Embrasse pour moi toute la chère famille, et dis-leur à tous combien je les aime. Je n’ai pas encore lu le Fils naturel de « mon fils » ; car c’est ainsi que j’appelle et que s’intitule avec moi l’auteur. C’est une belle, riche et généreuse nature, un excellent enfant et un vrai talent. Sa pièce a-t-elle les défauts que tu as trouvés à une première lecture ? Toute chose a ses taches ; les tableaux de Raphaël en ont ; leur plus grand défaut, à mes yeux, est même de n’en avoir pas toujours assez, parce que je crois que, dans les arts, le premier rang n’est pas à ce qui a le moins de défauts, mais à ce qui a (nonobstant les défauts) le plus de qualités. On pourrait encore dire ainsi : peu de qualités et peu de défauts, œuvre sans valeur ; beaucoup de défauts avec beaucoup de qualités, œuvre de mérite.

Oui, j’ai été à Gargilesse par les jours les plus froids de janvier. À midi, zéro à Nohant ; deux degrés et demi au-dessous de zéro à Gargilesse. Nous avons marché sur la Creuse gelée, c’était superbe.

  1. Personnage du Château des Désertes.