Correspondance 1812-1876, 4/1859/CDXLVII

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CDXLVII

AU MÊME


Nohant, 27 février 1859.


Vous croyez que je vous ai répondu d’avance ? Non. Je veux vous remercier, moi, d’une lettre si bonne, si vraie, si affectueuse. Je ne peux pas vous dire tout le bien qu’elle m’a fait. Je l’ai là, à côté de moi, comme un talisman et un porte-bonheur. On a ses jours de spleen, malgré le bonheur du coin du feu et des vieux amis.

On voudrait, sans quitter cela, vivre de la vie d’artiste, c’est-à-dire sentir que la religion de l’art, qui n’est que l’amour du vrai et du bien, a encore des croyants, et il y en a si peu ! Les uns arrivent au scepticisme par l’expérience, les autres parce que, apparemment, leur cœur est vide. On voit tous les jours des gens qui désertent et qui renient jusqu’à leur mère. On se sent tout seul dans sa petite maison avec les siens, comme Noé dans son arche, voguant sur les ténèbres et se demandant parfois si le soleil est mort. Alors c’est bien bon de voir arriver l’oiseau à la branche verte, et ce petit oiseau de mon jardin, comme vous l’appelez, c’est l’oiseau de la vie et un vrai fils du ciel éclairé et rallumé.

Quand je remets de temps en temps les pieds sur la terre, lavée par ce déluge des événements passés depuis dix ans, j’y retrouve tout le mal d’auparavant avec un mal nouveau, une fièvre de je ne sais quoi, toujours en vue de quelque chose de petit et d’égoïste, de jaloux, de faux et de bas, qui se dissimulait autrefois et qui s’affiche aujourd’hui. Et moi qui, dans la solitude, ai passé mon temps a tâcher de devenir meilleure que cela, je me figure que je suis encore plus seule dans cette foule inquiète et souffrante, à laquelle je ne trouve rien à dire qui la console et la tranquillise, puisqu’elle a l’air de ne plus rien comprendre.

Mais je redeviens artiste dans mon cœur, je retrouve la foi et l’espérance quand je vois une belle action ou une belle œuvre remuer encore la bonne fibre de l’humanité et l’idéal lutter avec gloire et succès contre cette nuit qui monte de tous les points de l’horizon. J’ai, souffert pour mon compte, oui, bien souffert ; mais, l’âge de l’impersonnalité étant venu, j’aurais connu le bonheur si j’avais vu la génération meilleure autour de moi. Aussi mon cœur s’attache à tout ce que je vois poindre ou grandir. J’ai vu déjà en vous l’un et l’autre, et vous me dites que vous n’êtes plus très jeune : tant mieux, puisque vous voilà mûri sans que le ver vous ait piqué. Les fruits sains sont si rares ! Et ils portent en eux la semence de la vie morale et intellectuelle destinée à lutter contre les mauvais temps qui courent.

Notre pauvre siècle, si grand par certains côtés, si misérable par d’autres, vous comptera parmi les bons et les consolateurs, ceux qui portent un flambeau et qui savent l’empêcher de s’éteindre. Votre lettre me montre bien que vous avez le talent dans le cœur, c’est-à-dire là où il doit être pour chauffer et flamber toujours.

C’est un devoir de s’aimer quand on est sorti du même temple ; aimons-nous donc, nous qui ne sommes pas bêtes et mauvais. Croyons, à la barbe des railleurs froids, que l’on peut vivre à plusieurs et se réjouir d’une gloire, d’un bonheur, d’une force qui éclatent au bon soleil de Dieu. Ne semble-t-il pas, quand on voit ou quand on lit une belle chose, qu’on l’a faite soi-même et que cela n’est ni à lui, ni à toi, ni à moi, mais à tous ceux qui en boivent ou qui s’y retrempent ?

Oui, voilà les vrais bonheurs de l’artiste : c’est de sentir cette vie commune et féconde qui s’éteint en lui dès qu’il s’y refuse. Et il y a pourtant des gens qui s’attristent et se découragent devant l’œuvre des autres et qui voudraient l’anéantir. Les malheureux ne savent pas que c’est un suicide qu’ils accompliraient. Ils voudraient tarir la source, sauf à mourir de soif à côté.

J’irai à Paris à la fin de mars, je crois ; y serez-vous, et viendrez-vous me voir ? Oui, n’est-ce pas ? ou bien vous viendrez me voir dans ma thébaïde, qui n’est qu’à dix heures de Paris ? Laissez-moi espérer cela ; car, à Paris, on se voit en courant ; et, en attendant, je vous serre les mains de tout mon cœur.

G. SAND.