Correspondance 1812-1876, 5/1866/DCXVI

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DCXVI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, lundi soir, octobre 1866.


Cher ami,

Votre lettre m’est revenue de Paris. Il ne m’en manque pas, j’y tiens trop pour en laisser perdre. Vous ne me parlez pas inondations, je pense donc que la Seine n’a pas fait de bêtises chez vous et que le tulipier n’y a pas trempé ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et je me demandais si votre levée était assez haute pour vous protéger. Ici, nous n’avons rien à redouter en ce genre : nos ruisseaux sont très méchants, mais nous en sommes loin.

Vous êtes heureux d’avoir des souvenirs si nets des autres existences. Beaucoup d’imagination et d’érudition, voilà votre mémoire ; mais, si on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment très vif de son propre renouvellement dans l’éternité. J’avais un frère très drôle, qui souvent disait : « Du temps que j’étais chien… » Il croyait être homme très récemment. Moi, je crois que j’étais végétal ou pierre. Je ne suis pas toujours bien sûre d’exister complètement, et, d’autres fois, je crois sentir une grande fatigue accumulée pour avoir trop existé. Enfin, je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire : « Je possède le passé. »

Mais alors vous croyez qu’on ne meurt pas, puisqu’on redevient ? Si vous osez le dire aux chiqueurs, vous avez du courage, et c’est bien. Moi, j’ai ce courage-là, ce qui me fait passer pour imbécile ; mais je n’y risque rien : je suis imbécile sous tant d’autres rapports.

Je serai enchantée d’avoir votre impression écrite sur la Bretagne ; moi, je n’ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression générale, et ça m’a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont j’avais besoin. Je vous lirai ça aussi, mais c’est encore un gâchis informe.

Pourquoi votre voyage est-il resté inédit ? Vous êtes coquet ; vous ne trouvez pas tout ce que vous faites digne d’être montré. C’est un tort. Tout ce qui est d’un maître est enseignement, et il ne faut pas craindre de montrer ses croquis et ses ébauches. C’est encore très au-dessus du lecteur, et on lui donne tant de choses à son niveau, que le pauvre diable reste vulgaire. Il faut aimer les bêtes plus que soi ; ne sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde ? Ne sont-ce pas les gens sans goût et sans idéal qui s’ennuient, ne jouissent de rien et ne servent à rien ? Il faut se laisser abîmer, railler et méconnaître par eux, c’est inévitable ; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours il faut leur jeter du bon pain, qu’ils préfèrent ou non l’ordure ; quand ils seront soûls d’ordures, ils mangeront le pain ; mais, s’il n’y en a pas, ils mangeront l’ordure in secula seculorum.

Je vous ai entendu dire : « Je n’écris que pour dix ou douze personnes. »

On dit, en causant, bien des choses qui sont le résultat de l’impression du moment ; mais vous n’étiez pas seul à le dire : c’était l’opinion du lundi ou la thèse de ce jour-là ; j’ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous valent ou vous surpassent ; vous n’avez jamais eu, vous, aucun besoin de lire les onze autres pour être vous. Donc, on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié ; quand on n’est pas compris, on se résigne et on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre amour de l’art. Qu’est-ce que c’est que l’art sans les cœurs et les esprits où on le verse ? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien.

En y réfléchissant, n’est-ce pas votre avis ? Si vous êtes convaincu de cela, vous ne connaîtrez jamais le dégoût et la lassitude. Et, si le présent est stérile et ingrat, si on perd toute action, tout crédit sur le public, en le servant de son mieux, reste le recours à l’avenir, qui soutient le courage et efface toute blessure d’amour-propre. Cent fois dans la vie, le bien que l’on fait ne paraît servir à rien d’immédiat ; mais cela entretient quand même la tradition du bien vouloir et du bien faire, sans laquelle tout périrait.

Est-ce depuis 89 qu’on patauge ? Ne fallait-il pas patauger pour arriver à 48, où l’on a pataugé plus encore, mais pour arriver à ce qui doit être ? Vous me direz comment vous l’entendez, et je relirai Turgot pour vous plaire. Je ne promets pas d’aller jusqu’à d’Holbach, bien qu’il ait du bon !

Vous m’appellerez à l’époque de la pièce de Bouilhet. Je serai ici, piochant beaucoup, mais prête à courir et vous aimant de tout mon cœur. À présent que je ne suis plus une femme, si le bon Dieu était juste, je deviendrais un homme ; j’aurais la force physique et je vous dirais : « Allons donc faire un tour à Carthage ou ailleurs. » Mais voilà, on marche à l’enfance, qui n’a ni sexe ni énergie, et c’est ailleurs qu’on se renouvelle ;  ? Je saurai ça avant vous, et, si je peux, je reviendrai vous le dire en songe.