Correspondance 1812-1876, 5/1866/DCXVII

La bibliothèque libre.



DCXVII

AU MÊME


Paris, 10 novembre 1866.


En arrivant à Paris, j’apprends une triste nouvelle. Hier soir, pendant que nous causions, — et je crois qu’avant-hier nous avions parlé de lui, — mourait mon ami Charles Duveyrier, le plus tendre cœur et l’esprit le plus naïf. On l’enterre demain ! Il avait un an de plus que moi. Ma génération s’en va pièce à pièce. Lui survivrai-je ? Je ne le désire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d’adieux. C’est comme Dieu voudra, à condition qu’il me permette d’aimer toujours dans cette vie et dans l’autre.

Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants autrement. Je vous donne la part de mon cœur qu’il avait ; ce qui, joint à celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ça me console de vous faire ce cadeau-là. Littérairement, ce n’était pas un homme de premier ordre, on l’aimait pour sa bonté et sa spontanéité. Moins occupé d’affaires et de philosophie, il eût eu un talent charmant. Il laisse une jolie pièce : Michel Perrin.

J’ai fait la moitié de la route seule, pensant à vous et à la maman, à Croisset, et regardant la Seine, qui, grâce à vous, est devenue une divinité amie. Après cela, j’ai eu la société d’un particulier et de deux femmes d’une bêtise bruyante et fausse comme la musique de la pantomime de l’autre jour. Exemple : « J’ai regardé le soleil, ça m’a laissé comme deux points dans les yeux. » Le mari : « Ça s’appelle des points lumineux. »

Et ainsi pendant une heure sans débrider.

Je vas dormir toute cassée ; j’ai pleuré comme une bête toute la soirée, et je vous embrasse d’autant plus, cher ami.

Aimez-moi plus qu’avant, puisque j’ai de la peine.