Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCLIII

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DCLIII

À M. ARMAND BARBÈS, À LA HAYE


Nohant, 12 octobre 1867.


Cher grand ami,

Je vous envoie le remerciement de Gustave Flaubert et même son griffonnage à moi adressé, où il est question de vous à cœur ouvert. Et, moi, je vous remercie de lui avoir donné des dates et des renseignements sûrs et directs ; c’est un grand artiste et du petit nombre de ceux qui sont des hommes. Je suis heureuse qu’il vous aime, c’est un complément à son âme et à mon affection pour lui. Moi aussi, je compte dans ma vie votre amitié comme une grande richesse.

J’ai gaspillé de mon mieux tout ce qui est de la vie matérielle, argent, sécurité, bien-être, utilité comme on l’entend dans cette région-là. Mais les vrais biens, je les ai appréciés et gardés ; vous avez mis dans mon cœur, vous et fort peu d’autres, ce fonds de respect et de tendresse qui ne s’use pas et se retrouve intact à toutes les heures difficiles ou douloureuses de la vie. J’aurai passé dans le monde à côté de vous par l’âme, et, dans l’autre vie, cela me sera compté dans le plateau de la balance qui portera mes mérites et mes erreurs.

Croyez-vous, comme Flaubert, que ceci est la fin de Rome cléricale ? je voudrais bien et j’attends les événements avec impatience. Comme lui, je crois que le mal est là et que cette religion du moyen âge est le grand ennemi du genre humain ; mais je ne crois pas avec Garibaldi qu’il faille en proclamer une autre.

Cela me paraît contraire à l’esprit du siècle, qui a un besoin inextinguible et trop longtemps refoulé de liberté absolue. Il faut bien prendre l’humanité comme elle est, avec ses excès de tendance et ses besoins impérieux, légitimes à certaines heures de sa vie. Je suis pourtant un esprit religieux et il m’a toujours paru bon d’aimer la prédication des nouvelles philosophies. Mais les imposer, les réaliser, les établir en dogme, ou seulement les proposer comme conduite officielle en ce moment, me semblerait plus qu’impolitique, — presque antihumain.

L’homme ne s’est pas encore connu, il n’a encore jamais été lui-même. Il faut qu’à un jour donné, et pour un temps donné, il s’appartienne, et qu’il ait le droit de nier Dieu même, sans crainte du bourreau, du persécuteur ou de l’anathème. C’est un droit, comme à l’affamé de manger après un long jeûne. Et nous, si nous avons la foi sublime, songeons que le premier article est de donner aux autres la liberté absolue, partant celle de ne pas croire avec nous.

Il faudra que nous soyons les frères de tous, et que les athées soient notre chair et notre sang tout comme les autres, du moment qu’au lieu de se coucher pour mourir, ils se lèveront pour vivre.

Disons cela à nos enfants et à nos neveux ; car ce jour de liberté où toutes les poitrines aspireront tout l’air vital qu’il faut à l’homme pour être homme, le verrons-nous ? Peut-être oui et peut-être non ; mais qu’importe ? nous savons qu’il viendra, nous n’en aurons pas douté. Morts à la peine ou dans la joie, nous aurons tout de même vécu autant qu’on pouvait vivre de notre temps. Nous sentons, sans le voir encore, qu’il y a une France indomptable dans l’avenir, et que ses luttes seront bénies.

Cher ami, soyez béni d’abord, vous, et comptez que, si nous nous sommes peu vus en ce monde, nous nous reverrons mieux dans une autre série.

À vous de cœur et à toujours.
G. SAND.