Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXVI

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DCXXVI

À M. HENRY HARRISSE, À PARIS


Nohant, 19 janvier 1867.


Merci pour votre excellente lettre, mon cher Américain. Tous les détails que vous me donnez sont bons ; que Sainte-Beuve se porte mieux surtout, cela me cause une joie réelle. Moi, je lutte contre l’anémie qui me menace, et je ne songe même pas à travailler du cerveau. Je plante des choux toute la journée, ou je couds des rideaux et des courtepointes, le tout à l’effet de m’installer ici dans une chambre plus petite et plus chaude que celle où je travaille. Je me suis tapissée en bleu tendre parsemé de médaillons blancs où dansent de petites personnes mythologiques. Il me semble que ces tons fades et ces sujets rococos sont bien appropriés à l’état d’anémie et que je n’aurai là que des idées douces et bêtes. C’est ce qu’il me faut maintenant.

Le beau berrichon de ma jeunesse est aujourd’hui une langue morte ; la bourrée, cette danse si jolie, est remplacée par de stupides contredanses ; nos chants du pays, admirables autrefois et qui faisaient l’admiration de Chopin et de Pauline Garcia, cèdent le pas à la Femme à barbe. De belles routes remplacent nos sentiers où l’on se perdait ; de vieux ombrages presque vierges, que l’on savait où trouver et que nous seuls connaissions, ont disparu, et la botanique sylvestre est au diable.

Refaire un roman berrichon ! non, je ne vous l’ai pas promis. Ce serait repasser par le chemin des regrets, et vraiment, à mon âge, il faut combattre une tendance si naturelle et si fondée. Il faut vivre en avant ; c’est la devise de notre pays, et, quoi qu’il m’en coûte de secouer mes souvenirs, je ne veux pas méconnaître ce que l’avenir peut nous apporter. Je ne veux pas être ingrate non plus envers la vieillesse, qui est aussi un bon âge, plein d’indulgence, de patience et de clartés. Si l’on me rendait mes énergies, je ne saurais plus qu’en faire, n’étant plus dupe de moi-même. Je voudrais revoir l’Italie, parce que ce sera une Italie nouvelle. Retrouverai-je la force d’y aller ? Ce n’est pas sûr ; mais je ne veux pas m’en tourmenter. Si j’en suis à mes dernières lueurs, je me dirai que j’ai bien assez fait le métier du chien tournebroche et que la vie éternelle est un voyage qui promet assez d’émotions et d’étonnements.

Priez donc Paul de Saint-Victor de me faire envoyer son livre[1] ? C’est un talent, ah ! oui, et un vrai. En lisant tant de chefs-d’œuvre jetés le matin dans un feuilleton comme des perles à la consommation brutale des pourceaux, je me demandais toujours pourquoi cela n’était pas rassemblé et publié. Je suis curieuse de savoir si je retrouverai l’émotion que cela m’a donnée en détail.

Non, Théo[2] ne sera pas de l’Académie. Il ne voudra pas faire ce qu’il faut pour cela, ou, s’il s’y résigne, il le fera mal. Il ne se tiendra pas de dire ce qu’il pense des vieux fétiches. Si je me trompe, je serai bien étonnée, par exemple !

Mais, vous qui ne parlez pas de vous, êtes-vous toujours décidé à quitter la France dans un temps donné ? Non, cela me paraît impossible. Il me semble que la France a besoin de ses amants ; ceux qui lui appartiennent légitimement la méconnaissent ou la brutalisent. Restez avec nous, aidez-nous à rester Français ou à le redevenir.

N’oubliez pas que vous m’avez promis de venir me voir ici. Notre vieille maison est un coin assez curieux, où l’on a réussi, pendant trente ans, à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans se donner en spectacle au monde. Vous y serez reçu par mes enfants comme un ami.

Et bonsoir ! Me voilà très fatiguée d’avoir écrit ; mais je suis à vous de tout cœur.

G. SAND.
  1. Hommes et Dieux
  2. Théophile Gautier.