Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCLXXI

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 242-244).


DCCCLXXI

AU MÊME


Nohant, 14 octobre 1872.


Cher bon ami,

Ce qui arrive à Berton m’afflige, mais ne me surprend pas absolument. Une lettre de lui, à moi, écrite de Londres et que j’ai reçue à Cabourg, était un signe de démence que nous avons d’abord attribuée à un moment d’ivresse et dont nous avons ri mais, ensuite, le désordre des idées dans ses autres lettres m’effrayait pour lui, et je vois que la bombe éclate ! Il ne faut plus songer à lui faire jouer le rôle de Moréali.

Regrettons seulement, une fois de plus, le tort des pauvres artistes qui veulent mener de front les émotions de la scène et les excitations du désordre. Comme il faut toujours voir le bon côté des choses pénibles ou fâcheuses, disons-nous que cette explosion, venant au moment des représentations, eût tué la pièce, et qu’elle n’est pas tuée, puisqu’elle n’a pas commencé à vivre. Quant aux efforts de ce pauvre aliéné pour la faire tomber d’avance, cela ne peut causer aucun mal. Il y en aura bien d’autres qui, par un motif clérical, déclareront, la veille, que c’est un four. On le dira, on l’imprimera. C’est à la pièce de se défendre et, si l’ennemi l’emporte, la défaite ne sera pas sans honneur.

Tâchons donc que la pièce soit bonne ; tout est là.

Vidons l’incident Berton.

Il me laisse tout à fait calme, en ce qui me concerne. Je n’ai de chagrin que pour ce malheureux, auquel je portais beaucoup d’amitié, malgré toutes ses folies. Je crains une triste fin, et j’ai fait tout ce qui était humainement possible pour la lui épargner.

Après lui, il n’y a plus que Lafontaine.

Lafontaine jouera mieux certaines parties du rôle ; l’ensemble sera peut-être moins distingué. Il y a donc à réfléchir avant de faire une démarche auprès de lui. Je ne l’ai pas vu depuis longtemps sur la scène ; et c’est à vous et à Duquesnel de trancher la question sans moi.

Si nous n’avons ni Berton ni Lafontaine, comme il n’y a pas d’autres acteurs pour ce type, il nous faudra bien ajourner la représentation. Ce ne sera la faute d’aucun de nous. La mère aussi est difficile à trouver, et je ne sais pas si vous la tenez. En un mot, la pièce est scabreuse à jouer, et, si Duquesnel ne peut pas la monter, qu’il sache bien que je n’aurai pas la bêtise de m’en prendre à lui.

J’ai lu, hier soir, la pièce à mes enfants. Maurice, qui n’a jamais aimé le sujet, et qui l’écoutait avec humeur, a été fortement empoigné. René[1], qui est la prudence, et le calme en personne, craignait aussi la donnée. Il a été pris aux derniers actes, et il dit que j’ai raison de livrer cette bataille ; qu’il le faut, et que je n’y peux pas tomber sans gloire.

En résumé, ils m’ont fait des observations que je trouve bonnes.

Mon travail de modifications sera fait d’ici à deux ou trois jours, pendant lesquels vous agirez ou Duquesnel agira pour remplacer Berton, et, si je vous suis nécessaire pour prendre une décision, je partirai tout de suite.

Merci ! merci ! merci ! Vous êtes le meilleur et le plus dévoué des amis. Vous mettez toute votre énergie à servir ma cause, et j’ai des remords d’être si calme. Mais je ne le serais pas pour une chose qui vous menacerait.

Tendresses de tout Nohant. Lolo garde votre cœur. Plauchut a enfin réussi à tuer un dindon attaché par les pattes, qui attendait, dans la cour, le couteau de la cuisinière.


Et la souscription en faveur des Alsaciens ? Donnez donc pour moi, sur mon dû, ce que vous jugerez à propos.

  1. René Simonnet, neveu de George Sand.