Correspondance 1812-1876, 1/1832/LXXXVIII
LXXXVIII
AU MÊME
Je t’écrivais dernièrement que j’étais inquiète de toi. À peine ma lettre partie, j’ai reçu la tienne. Ton dessin est gentil ; Solange l’a bien regardé, elle a reconnu la grue tout de suite. Elle apprend à lire et sait déjà très bien tous les sons. Cela l’amuse. Si je l’écoutais, nous ne ferions que lire toute la journée ; mais elle en serait bientôt dégoûtée. Je lui ménage ce plaisir-là. Si elle continue, elle saura lire bien plus jeune que toi. Tu étais encore, à sept ans, un fameux paresseux, t’en souviens-tu ? Heureusement tu as réparé le temps perdu. Travailles-tu bien ? dis-moi ce que tu fais à présent : est-ce l’histoire des Grecs ? Et le latin, t’amuse-t-il toujours ?
Nous avons été à Franconi, Solange et moi. Nous étions en bas, tout à côté des chevaux. Elle a vu les batailles, les coups de pistolet, les chevaux qui galopaient, les deux éléphants qui sont descendus sur des planches tout à côté d’elle. Elle n’a peur de rien. Elle a touché les bêtes, elle a ri au nez des acteurs. Elle s’est amusée comme une folle. Seulement, quand le gros éléphant est venu, avec une tour sur le dos et que, la tour toute pleine de boîtes, de fusées et de pétards a éclaté avec un bruit du diable, elle a un peu fait la grimace. Je lui ai dit que, si tu étais là, tu n’aurais pas peur, que tu tirais des coups de pistolet, que l’éléphant n’avait pas peur. Par émulation, elle a renfoncé ses larmes et s’est enhardie jusqu’à regarder. Elle a trouvé cela très beau. En effet, il est impossible de voir rien de plus beau que l’éléphant tout couvert de velours, de soldats, de dorures, de feu, faisant toutes ses évolutions comme un vrai soldat.
Je t’ai bien regretté, mon petit ; tu aurais été bien étonné de voir ces deux animaux si intelligents. Il y en a un énorme, gros quatre fois comme celui que tu as vu au Jardin des Plantes. Au lieu d’être d’un gris sale comme lui, il est d’un beau noir. Celui-là s’appelle Djeck ; le petit est trois fois moins gros, mais aussi gentil qu’un éléphant peut l’être et aussi savant que le gros. Tout ce qu’ils font est incroyable. Ils sont en scène pendant trois actes. Certainement Thomas n’a pas le demi-quart de leur intelligence. Le gros danse la danse du châle avec une trentaine de bayadères. C’est à mourir de rire de voir danser un éléphant. Puis il mange de la salade devant le public. Chaque fois qu’il a vidé un saladier, il le prend avec sa trompe et le donne au petit éléphant, qui le prend de la même manière et le fait passer à son valet de chambre. Le gros a une clochette d’or pendue à une corde. Il prend la corde, et sonne jusqu’à ce qu’on apporte un autre saladier. Dans la pièce, il y a un prince indien que ses ennemis poursuivent pour le tuer. Quand il est en prison, l’éléphant arrache les barreaux de la croisée, approche son dos et l’emporte. Une autre fois, on a mis le prince dans un coffre pour le jeter à la mer. L’éléphant ouvre le coffre avec sa trompe, et va cueillir des cerises qu’il lui apporte à manger. Il remet des lettres, il bat le tambour, il offre des bouquets aux dames, il se met à genoux, il se couche, il s’assied sur son derrière. Tout cela sans qu’on voie jamais le cornac. Il est tout seul en scène, il entre dans des cavernes, il sort par où il doit sortir, il ne se trompe jamais. Il n’y a pas de figurant qui fasse mieux son métier. Après la pièce, le public le redemande et on relève le rideau. Alors les deux éléphants, après s’être fait un peu attendre, comme font les actrices pour se faire désirer, arrivent tous les deux, saluent le public avec leur trompe, se mettent à genoux, puis s’en vont très applaudis et très satisfaits. Solange dit qu’ils sont bien gentils et bien mignons. Elle a été aussi voir les marionnettes chez Séraphin ; mais elle aime bien mieux les chevaux et les éléphants.
Adieu, mon petit amour. Quand tu seras à Paris, je te mènerai voir tout cela. Je te ferai des pantoufles. Je t’envoie des bonshommes qu’on m’a donnés pour toi. Adieu, mon enfant. Embrasse pour moi ton papa et Boucoiran. Solange vous embrasse tous trois, ainsi que sa titine. Elle me disait à Franconi :
— Maman, tu diras tout ça à mon petit frère ; moi, je saurais pas y dire, c’est trop beau !
Je t’embrasse mille fois. Aime-moi bien et écris-moi.