Correspondance 1812-1876, 1/1834/CXI

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CXI

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À PARIS


Venise, 16 mars 1834.


Mon ami,

Je te remercie de ta lettre. Ton souvenir, malgré tout, me fait toujours plaisir. J’ai tardé à te répondre, parce que je viens de faire une maladie assez grave. Je suis bien à présent, et, au moment de quitter l’Italie, je commence à m’y acclimater. J’y reviendrai ; car, après avoir goûté de ce pays-là, on se croit chassé du paradis quand on retourne en France. Voilà l’effet que cela me fera.

Je n’ai pas été charmée de la Toscane ; mais Venise est la plus belle chose qu’il y ait au monde. Toute cette architecture mauresque en marbre blanc au milieu de l’eau limpide et sous un ciel magnifique ; ce peuple si gai, si insouciant, si chantant, si spirituel ; ces gondoles, ces églises, ces galeries de tableaux ; toutes les femmes jolies ou élégantes ; la mer qui se brise à vos oreilles ; des clairs de lune comme il n’y en a nulle part ; des chœurs de gondoliers quelquefois très justes ; des sérénades sous toutes les fenêtres ; des cafés pleins de Turcs et d’Arméniens ; de beaux et vastes théâtres où chantent la Pasta et Donzelli ; des palais magnifiques ; un théâtre de polichinelle qui enfonce à dix pieds sous terre celui de Gustave Malus ; des huîtres délicieuses, qu’on pêche sur les marches de toutes les maisons ; du vin de Chypre à vingt-cinq sous la bouteille ; des poulets excellents à dix sous ; des fleurs en plein hiver, et, au mois de février, la chaleur de notre mois de mai : que veux-tu de mieux ?

Je ne me suis pas doutée des autres plaisirs de l’hiver. Je n’aime pas le monde, comme tu sais. Je me suis bornée à deux ou trois personnes excellentes, et j’ai vu le carnaval de ma fenêtre.

Il m’a semblé fort au-dessous de sa réputation. Il aurait fallu le voir dans les bals masqués, aux théâtres ; mais je me suis trouvée malade à cette époque-là et je n’ai pu y aller. Je le regrette peu ; ce que je cherchais ici, je l’ai trouvé : un beau climat, des objets d’art à profusion, une vie libre et calme, du temps pour travailler et des amis. Pourquoi faut-il que je ne puisse bâtir mon nid sur cette branche ? Mes poussins ne sont pas ici et je ne puis m’y plaire qu’en passant. J’attends le mois d’avril pour retraverser les Alpes, et je m’en irai par Genève. Je compte donc être à Paris dans le courant du mois prochain.

Quand j’aurai embrassé Maurice, j’irai passer l’été en Berri. Engage Casimir à garder Solange et à ne pas la mettre en pension avant mon retour ; cela m’empêcherait d’aller à Nohant, et contrarierait beaucoup mes projets de repos et d’économie.

Tu ne me parais pas si charmé de la Châtre que moi de Venise : tu me fais une peinture bouffonne de ses habitants. Vraiment la société est une sotte chose. L’amour du travail sauve le tout. Je bénis ma grand’mère, qui m’a forcée d’en prendre l’habitude. Cette habitude est devenue une faculté, et cette faculté un besoin. J’en suis arrivée à travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d’argent et me prend beaucoup de temps, que j’emploierais, si je n’avais rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux. Si, comme toi, je n’avais pas envie d’écrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je regrette même que mes affaires d’argent me forcent de faire toujours sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d’y faire rien entrer. J’aspire à avoir une année tout entière de solitude et de liberté complète, afin de m’entasser dans la tête tous les chefs-d’œuvre étrangers que je connais peu ou point. Je m’en promets un grand plaisir et j’envie ceux qui peuvent s’en donner à discrétion. Mais, moi, quand j’ai barbouillé du papier à la tâche, je n’ai plus de facultés que pour aller prendre du café et fumer des cigarettes sur la place Saint-Marc, en écorchant l’italien avec mes amis de Venise. C’est encore très agréable, non pas mon italien, mais le tabac, les amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t’y transporter d’un coup de baguette et jouir de ton étonnement.

Nous savons si peu ce qu’est l’architecture, et notre pauvre Paris est si laid, si sale, si raté, si mesquin, sous ce rapport ! Il n’y a pourtant que lui au monde, pour le luxe et le bien-être matériel. L’industrie y triomphe de tout et supplée à tout ; mais, quand on n’est pas riche, on y subit toute sorte de privations. Ici, avec cent écus par mois, je vis mieux qu’à Paris avec trois cents. Pourquoi diable, toi et ta femme, qui êtes indépendants, qui n’avez ni place, ni famille ni amour du monde, ni relations obligatoires en France, ne venez-vous pas vous établir ici ? Vous y feriez des économies en y vivant très bien ; vous y élèveriez votre fille aussi bien que partout ailleurs. Vous y auriez mille commodités que vous ne pouvez avoir à Paris : un logement cent fois plus joli et plus vaste, une gondole avec un gondolier qui serait en même temps votre domestique ; le tout pour soixante francs par mois ; ce qui représente à Paris une voiture, une paire de chevaux, un cocher et un valet de chambre, c’est-à-dire douze à quinze mille francs par an. Le bois et le vin à très bas prix ; les habits, les marchandises de toute sorte, les denrées de tout pays à moitié prix de Paris. Je paye ici une paire de souliers en maroquin quatre francs. Hier, nous avons été au café, nous étions trois ; nous y avons pris chacun trois glaces, une tasse de café et un verre de punch, plus des gâteaux à discrétion pour compléter les jouissances de deux grandes heures de bavardage. Cela nous a coûté, en tout, quatre livres autrichiennes  ; la livre autrichienne vaut un peu moins de dix-huit sous de France.

Si vous voulez y venir, comme j’y retournerai passer l’hiver prochain, je vous y piloterai. Le voyage vous coûtera mille francs, pour vous deux ; mais vous y vivrez pour mille écus par an. C’est probablement moins que vous ne dépensez à Paris dans une année, et, par-dessus le marché, vous connaîtriez Venise, la plus belle ville de l’univers. Si je n’avais pas mon fils cloué au collège Henri IV, certainement je prendrais ma fille avec moi et je viendrais me planter ici pour plusieurs années. J’y travaillerais comme j’ai coutume de faire et je retournerais en France, quand j’en aurais assez, avec un certain magot d’argent.

Mais je ne veux pas renoncer à voir mon fils chaque année, et tout ce que je gagne sera toujours mangé en voyages ou à Paris.

Adieu, mon vieux ; parle-moi de Maurice et de ta fille. Font-ils de bonnes parties ensemble, les jours de congé ?

J’embrasse Émilie, Léontine et toi, de tout mon cœur. Il y a longtemps que je n’ai eu de nouvelles de ma mère ; donne-lui des miennes et prie-la de m’écrire.