Correspondance 1812-1876, 1/1835/CXXX

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CXXX

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


Nohant, 1er novembre 1835.


M. Franz et M. Puzzi[1] sont des jeunes gens affreux : ils ne m’ont pas répondu, et je les livre à votre colère. Vous, vous êtes bonne comme un ange et je vous remercie ; mais ne soyez pas bonne pour eux et vengez-moi de leur oubli, en ne donnant pas un sourire à l’un, pas un bonbon à l’autre pendant tout un jour.

Genève est donc habitable en hiver, que vous y restez ? Comme votre vie est belle et enviable ! Aussi pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas fait naître avec de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus bien calmes, une expression toute céleste et l’âme à l’avenant.

Au lieu de cela, la bile me ronge et me confine dans une cellule où je n’ai d’autre société qu’une tête de mort[2] et une pipe turque. Je tiens là comme un Lapon à la croûte de glace qu’il appelle sa patrie, et je ne saurais me figurer, pour le moment, un autre Éden. Vous êtes sous les myrtes et sous les orangers, vous, belle et bonne Marie. Eh bien, priez-y pour moi, afin que je ne quitte pas mes glaces ; car c’est là mon élément et le soleil ne luit pas sur moi.

Je ne vous jalouse pas ; mais je vous admire et vous estime ; car je sais que l’amour durable est un diamant auquel il faut une boîte d’or pur, et votre âme est ce tabernacle précieux.

Tout ce que vous dites sur la non-supériorité des diverses classes sociales les unes sur les autres est bien dit, bien pensé. C’est vrai et j’y crois, parce que c’est vous qui le dites. Pourtant, je ne permettrai à nul autre de me dire que les derniers ne sont pas les premiers, et que l’opprimé ne vaut pas mieux que l’oppresseur, le dépouillé mieux que le spoliateur, l’esclave que le tyran. C’est une vieille haine que j’ai contre tout ce qui va s’élevant sur des degrés d’argile. Mais ce n’est pas avec vous que je puis disputer là-dessus. Votre rang est élevé, je le salue, je le reconnais. Il consiste à être bonne, intelligente et belle. Abandonnez-moi votre couronne de comtesse et laissez-moi la briser, je vous en donne une d’étoiles qui vous va mieux.

Pardonnez-moi si je suis métaphorique aujourd’hui et ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, pour l’amour de Dieu. Vous savez que je n’ai pas d’emphase ordinairement, et, si je me mets à prendre le ton pédant, c’est que j’ai ma pauvre tête malade de ce brouillard qu’on appelle poésie. D’ailleurs, les manières raisonnables sont bonnes avec cette fourmilière ennemie qu’on appelle les indifférents. Avec ceux qu’on aime, on peut être ridicule à son aise. Et je veux ne pas plus me gêner pour vous dire des choses de mauvais goût que pour vous envoyer une lettre toute barbouillée.

Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c’est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n’est-ce pas ? Tout le monde me croit l’esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J’ai l’esprit indifférent et le caractère quinteux. Je ne crains pas, je me méfie, et ma vie est un malaise affreux quand je ne suis pas seule, ou avec des gens avec lesquels je me gêne aussi peu qu’avec mes chiens. Il ne faut pas espérer que vous me guérirez de sitôt de certains moments de raideur qui ne s’expriment que par des réticences. Si nous nous lions davantage, comme j’y compte, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l’empire sur moi ; autrement, je serai toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à l’aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout ce qu’il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir honte. Je saurai que vous m’avez acceptée. Si j’ai de mauvais moments, j’en aurai aussi de bons. Autrement, je ne serai ni bien ni mal. Je vous ennuierai et je m’ennuierai avec vous, quelque parfaite que vous soyez.

Voyez-vous, l’espèce humaine est mon ennemie, laissez-moi vous le dire ; j’aime mes amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement. J’ai détesté profondément tout le reste. Je n’ai plus de furie pour la haine aujourd’hui ; mais il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J’ai bien peur que ce ne soit là ce qu’on appelle l’égoïsme de la vieillesse. Je me ferais maintenant hacher pour des idées qui ne se réaliseront sans doute pas de mon vivant. Je rendrais service au dernier des goujats, par obstination pour les espérances de toute ma vie, qui n’est peut-être plus qu’un long rêve. Pour mon plaisir, je ne retirerais pas de l’eau l’enfant de mon voisin. J’ai donc quelque chose en moi qui serait odieux, si ce n’était pure infirmité, reste d’une maladie aiguë.

Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D’abord, j’aime Franz. Il m’a dit de vous aimer. Il m’a répondu de vous comme de lui.

La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée jolie ; mais vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je détestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me donner un soufflet, comme je le méritais, vous m’avez parlé de votre âme, comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C’était bien, et j’ai eu tout de suite envie de vous aimer ; mais je ne vous aime pas encore. Ce n’est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je vous connaîtrai dans vingt ans. C’est vous qui ne me connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m’aimer, telle que je suis en réalité, je ne veux pas vous aimer encore.

C’est une chose trop sérieuse et trop absolue pour moi qu’une amitié. Si vous voulez que je vous aime, il faut donc que vous commenciez par m’aimer ; cela est tout simple, je vais vous le prouver. Une main douce et blanche rencontre le dos agréable d’un porc-épic, le charmant animal sait bien que la main blanche ne lui fera aucun mal. Il sait qu’il est peu mignon à caresser, lui, le pauvre malheureux. Il attend, pour répondre aux caresses, qu’on se soit habitué à ses piquants ; car, si la main qu’il aime le quitte (il n’y a pas de raison pour qu’elle y revienne), le porc-épic aura beau se dire : « Ce n’est pas ma faute, » cela ne le consolera pas du tout.

Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre cœur à un porc-épic. Je suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous répondrai une grossièreté à propos de rien. Je vous reprocherai un défaut que vous n’avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n’aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu’à ce que je sois bien sûre que je ne peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi.

Oh ! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon. Je vous verrai avec les mêmes yeux que j’ai pour moi-même quand je me porte bien et que je suis de bonne humeur ; c’est-à-dire que je me considère comme une perfection et que tout ce qui n’est pas de mon avis est l’objet de mon profond mépris. Arrangez-vous donc pour que je vous fasse entrer dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mes veines, dans tout mon être. Vous saurez alors que personne sur la terre n’aime plus que moi, parce que j’aime sans rougir de la raison qui me fait aimer. Cette raison, c’est la reconnaissance que j’ai pour ceux qui m’adoptent. Voilà mon résumé. Il n’est pas modeste ; mais il est très sincère. Je considère comme un amphigouri de paroles toute amitié qui ne convient pas de sa partialité, de son impudence, de sa camaraderie, de tout ce qui fait que le monde se moque et dit : « Ils s’adorent entre eux (asinus asinum). » S’il en est autrement, dites-moi qui m’aimera sur la terre ? Qui est semblable à un autre ? Qui n’est pas choqué et blessé cent fois par jour par son meilleur ami, s’il veut l’examiner des sommets planchiques de l’analyse, de la philosophie, de la critique, de l’esthétique (et tout ce qui rime en ique) ? Il faut toujours trouver que notre ami a raison, même dans les choses où nous aurions tort de l’imiter. Pour cela, il faut être sûr que l’être auquel on confère ce grand droit et ce grand titre d’ami ne fera jamais que des choses bonnes ou excusables, ou dignes de miséricorde.

Songez-y donc, et voyez si vous pouvez être ainsi pour moi. J’aimerais mieux terminer tout de suite nos relations et m’en tenir avec vous à des froideurs gauches, seule chose dont je sois capable quand je n’aime pas, que de vous tromper sur les aspérités de mon charmant caractère. Mais je serais bien malheureuse pourtant de rencontrer une femme comme vous, et de ne pas engrener le rouage de ma vie au sien.

Bonsoir, mon amie ; répondez-moi tout de suite, et longuement. Si vous ne sentez rien pour moi, dites-le. Je ne vous en voudrai pas. Je vous estimerai pour votre franchise. Si vous vous méfiez, dites-le encore : cela me laissera l’espérance, car les défauts que j’ai sont de nature à être tolérés, et peut-être adoucis par vous.

Je me suis permis de vous dédier Simon, conte assez gros qui va paraître dans la Revue. Comme je ne sais quelle est la position extérieure que vous avez adoptée à Genève, j’ai fait cette dédicace excessivement mystérieuse, et telle qu’on ne vous devinera pas, — à moins que vous ne m’autorisiez à m’expliquer davantage.

Je ne vous disais rien de ma vie. Il faut que vous sachiez que je suis toujours à la campagne, chez moi. Je plaide en séparation contre mon époux, qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille. J’attends la décision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette grande maison isolée ; il n’y a pas un domestique qui couche sous mon toit, pas même un chien. Le silence est si profond la nuit (vous ne voudrez pas me croire, et pourtant c’est certain), que, quand j’ouvre ma fenêtre et que le vent n’est pas contraire, j’entends distinctement sonner l’horloge de la ville, qui est à une grande lieue de chez moi, à vol d’oiseau. Je ne reçois personne, je mène une vie monacale. J’attends l’issue de mon procès, d’où dépend le pain de mes vieux jours ; car vous pensez bien que je n’amasserai jamais un denier pour payer l’hôpital où la tendresse d’un mari me laisserait mourir.

Mais voyez ! Il a eu l’heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu’il était ivre. En attendant que cette benoîte fantaisie de meurtre conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de blé qui me nourriront quand mes longues veilles m’auront jetée dans l’idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentré sous le hangar et on n’entend pas voler une mouche autour de mon cloître désert.

Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m’ont suppliée de ne pas les faire demeurer dans la maison. J’ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari, baissant les yeux d’un air modeste, m’a dit : « C’est que madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, pourrait être malade de peur. » Or c’est de la tête de mort qui est sur ma table, dont il voulait parler (du moins à ce qu’il m’a juré ensuite) ; car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût et je me fâchai. — Ensuite j’ai songé que cette tête si laide ferait grand effet. J’ai permis à mon jardinier de s’éloigner et de garder la pensée que cette tête était un signe de pénitence et de dévotion.

Ainsi, à l’heure qu’il est, à une lieue d’ici, quatre mille bêtes me croient à genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes péchés comme Madeleine. Le réveil sera terrible. Le lendemain de ma victoire, je jette ma béquille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie à la raison, à la morale publique, à l’amour des lois d’exception, à Louis-Philippe, le père tout-puissant, et à son fils Poulot-Rosolin, et à sa sainte Chambre catholique, ne vous étonnez de rien. Je suis capable de faire une ode au roi, ou un sonnet à M. Jacqueminot.

Je vous écris tout ce qu’il y a de plus bête. Tâchez d’en faire autant pour vous mettre à mon niveau. Il n’y a pas à dire, vous y êtes forcée.

Bonsoir. À vous.

GEORGE.
  1. Hermann Cohen, élève de Liszt.
  2. Une pièce anatomique avec des compartiments, légendes et numéros tracés à l’encre, d’après le système phrénologique de Gall et Spurzheim.