Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXIII

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CLXIII

À M. JULES JANIN


Nohant, 15 février 1837.


Vous êtes bien aimable de m’avoir répondu si vite et si consciencieusement, mon cher camarade. Je vous remercie de votre excellente disposition pour Calamatta. J’avais envoyé mon mauvais feuilleton au Monde[1] lorsque j’ai reçu votre lettre, et je ne puis ni le reprendre, ni en recommencer un ; car je suis stupide à ce genre de travail.

Je suis totalement incapable de travailler dans les Débats. Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses sacrées, même chez une femme ; mais seulement de la manière d’envisager la question littéraire. Songez que je n’ai pas l’ombre d’esprit, que je suis lourde, prolixe, emphatique, et que je n’ai aucune des conditions du journalisme. Ce que je fais maintenant au Monde n’irait point aux Débats, et, quant aux idées, n’y serait peut-être point admis.

Comment, mon ami, arriver dans un journal où vous écrivez et se risquer sur un terrain où vous régnez incontestablement ? Je n’irai jamais me poser en rival de qui que ce soit. J’ai trop d’indolence pour cela, et me poser en concurrence d’un souverain me convient encore moins. Je ne me sens pas de force à lutter contre une gloire établie. Qui sait si cette gloire que je salue avec tant de plaisir et d’affection, ne me deviendrait pas amère du moment qu’elle m’écraserait !

Ma foi, non ! je suis bien plus heureuse comme cela. Laissez-moi mon petit coin. D’ailleurs, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai pas le moindre souci d’ambition, soit d’argent, soit de réputation. J’ai produit tout ce que je pouvais produire, et je n’aspire plus qu’à me reposer et à suspendre ma plume à côté de ma pipe turque.

Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l’associée de personne. Associée de l’abbé de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m’aller. Je suis son dévoué serviteur. Il est si bon et je l’aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu’il m’en demandera. Mais il ne m’en demandera guère, car il n’a pas besoin de moi, Dieu merci ! Je n’ai pas l’outrecuidance de croire que je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonnés de plus à son journal ; lequel journal durera ce qu’il voudra et me payera ce qu’il pourra. Je ne m’en soucie pas beaucoup. L’abbé de Lamennais sera toujours l’abbé de Lamennais, et il n’y a ni conseil ni association possibles pour faire, de George, autre chose qu’un très pauvre garçon.

Je ne doute ni de la bonté de M. Bertin ni de sa largesse ; mais il n’y a pas de raison pour que j’aille, sans aucun droit, réclamer son vif intérêt. Mon genre de travail ne lui conviendrait pas, et j’ai la tête un peu dure, à présent que j’ai des cheveux blancs, pour acquérir la grâce, la concision et tout ce qu’il faudrait pour plaire à son public.

Croyez-moi, restons chacun chez nous. C’est l’ambition qui perd les hommes. Ne forçons point notre talent. Il ne faut faire en public que ce qu’on fait fort bien, etc., etc. Voyez Sancho Pança et les trente mille proverbes.

Tout mon désir est donc pour le moment fiché en une seule chose : vendre mon travail passé, afin de n’avoir plus de travail futur à affronter. Vous n’imaginez pas, mon ami, quel dégoût m’inspire à présent la littérature (la mienne s’entend). J’aime la campagne de passion ; j’ai, comme vous, tous les goûts du ménage, de l’intérieur, des chiens, des chats, des enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J’ai besoin de dormir la nuit et de flâner tout le jour. Aidez-moi à me tirer des pattes de Buloz, et je vous bénirai tous les jours de ma vie. Je vous ferai des manuscrits pour allumer votre pipe, et je vous élèverai des levriers et des chats angoras. Si vous voulez me donner votre petite fille en sevrage, je vous la rendrai belle, bien portante et méchante comme le diable ; car je la gâterai insupportablement.

Vous devez bien comprendre tout cela, vous qui êtes si simple, si bon, si peu grand homme dans vos manières, si différent des beaux esprits de la critique. Vous avez subi votre succès plus que vous ne l’avez cherché. Il a été grand : mais, s’il n’eût été que médiocre, vous vous en seriez contenté avec cette aimable insouciance dont je fais tant de cas. Savez-vous ce que je prise au-dessus de tout le génie de l’univers ? c’est la bonté et la simplicité. Mon ambition désormais est de devenir bon enfant ; ce n’est pas facile et c’est bien rare.

Merci de vos bons conseils et de l’intérêt que vous me témoignez si chaleureusement. Je voudrais avoir assez de valeur pour mériter votre zèle ; mais je suis certaine d’avoir assez de cœur pour reconnaître votre amitié.

  1. Journal dirigé par l’abbé de Lamennais.