Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXXIV

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CLXXIV

À M. CALAMATTA, À PARIS


Nohant, 12 juillet 1837.


Carissimo,

C’est moi qui me conduis avec vous d’une façon tout à fait manante ; vous êtes si bon, que vous me pardonnerez tout ; mais je ne me pardonne aucun tort envers vous, que j’aime et que j’estime de toute mon âme.

C’est bien tard venir vous féliciter de votre fortuna ; mais vous savez bien quelle part j’y prends, mon bon vieux, et combien elle m’est plus agréable que tout ce qui me serait personnel en ce genre. Il était bien temps que vous fussiez récompensé, par un peu d’aisance, d’une vie si laborieuse et si stoïque. C’est la première fois que ces gens-là font quelque chose à propos.

Le seul mauvais côté que j’y trouve, c’est que tous ces voyages et tous ces travaux vous empêcheront de venir me voir. Pourvu que vous soyez content, et que justice vous soit rendue, je sacrifierai cette joie à la vôtre. Je suis bien touchée de la gratitude que M. Ingres croit me devoir. Je n’ai obéi qu’à la vérité en le plaçant à la tête des artistes et en louant son œuvre magnifique. Ce faible hommage étant arrivé jusqu’à lui, je ne refuse pas ses remerciements : je les reçois, au contraire, avec un grand sentiment d’orgueil et de joie.

J’ai reçu votre tabac, qui est très bon, et je vous engage à ne pas mépriser la sublime profession de contrebandier, dans laquelle vous débutez si agréablement. Ne vous mettez pourtant pas adosso une amende considérable. Vous savez qu’il y a deux choses à craindre dans la vie : l’indifferenza d’un ministra e l’ira d’un doganiere : c’est un proverbe vénitien. Vous avez échappé à la première, gardez-vous de la seconde.

Dites-moi donc, Calamajo benedetto, si vous ne faites plus rien de mon portrait, ne pourriez-vous me l’envoyer ? vous me feriez joliment plaisir ; car j’en parle à tous, et tous désirent le voir.

Vous m’avez mieux traitée que madame d’Agoult ; vous m’avez vue avec les yeux du cœur, et elle, avec ceux de la raison. Vous l’avez un peu vieillie et rendue plus sévère qu’elle n’est, même dans ses moments sérieux. Du reste, c’est un admirable portrait, les cheveux semblaient devoir être inimitables, vous les avez rendus aussi beaux qu’ils le sont en nature. Cette tête grave et noble est digne de Van Dyck. Mais, pour la ressemblance, le portrait de Franz est plus complet. Celui de Maurice fait toujours l’admiration universelle et mes délices.

J’ai reçu les dessins et je vous prie d’en remercier le signor Nino. Ils ne m’ont pas servi pour ce que j’étais en train de faire ; mais ils vont me servir pour ce que je fais maintenant ; car je ne puis m’arracher de ma chère Venise.

Lisez, dans le prochain numéro de la Revue, les Maîtres mosaïstes. C’est peu de chose ; mais j’ai pensé à vous en traçant le caractère de Valério. J’ai pensé aussi à votre fraternité avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette réveillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.

Bonsoir, mon grand artiste ; donnez-moi souvent de vos nouvelles, quelle que soit mon ignoble paresse. Aimez-moi toujours du fond du cœur, comme je vous aime.

Tout à vous.

GEORGE.