Correspondance 1812-1876, 2/1839/CXCVI

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CXCVI

À M. GIRERD, À NEVERS


Paris, octobre 1839.


Mon bon frère,

Il y a des siècles que je veux t’écrire et je vis dans un tourbillon d’affaires et de travail si assommant, que j’attends toujours une heure de calme pour causer avec toi. C’est un bonheur que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes préoccupations.

Mais qu’une lettre est peu de chose et dit mal ce qu’on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu ! Tu devrais bien, maintenant que je suis enfin installée chez moi à Paris, venir y faire une promenade, et passer quelques bonnes journées avec moi. Tu me trouverais dans un mouvement perpétuel ; mais tu serais avec moi dans le mouvement, et ton amitié y porterait le calme et la joie dont j’ai si souvent besoin. Il me semble que nous aurions tant à nous raconter !

L’existence change si souvent et si complètement de face, dans le temps où nous sommes ! Nous nous retrouverions changés tous deux à bien des égards sans doute, mais fidèles toujours au sentiment du devoir et à la vieille et sainte amitié. Je suis un peu inquiète pourtant de ton long silence. Serais-tu plus triste qu’autrefois ? Si tu l’es, pourquoi ne me le dis-tu pas ? Je me flatte aussi parfois de l’idée que tu n’as plus rien à me dire parce que tu es heureux.

Comment ne le serais-tu pas, avec une si admirable compagne, de charmants enfants, tant d’amitiés et d’estimes solides ?

Enfin, quoi que tu aies à me dire, écris-moi. Tu me gâtais autrefois, tu me pardonnais de longs silences, et tu m’en réveillais toujours le premier. Ma paresse à écrire t’a-t-elle découragé ? Non. Tu sais bien que cet affreux métier d’écrivassier vous fait prendre en aversion la seule vue de l’encre et du papier. Et puis, en s’écrivant, on s’explique et on se résume toujours mal. On écrit sous l’impression du moment : triste à la mort. Ce n’est pas toujours vrai ; car, une heure plus tard, on eût été calme et résigné. Ou bien, on se dit plein d’espoir et de force, et ce n’est pas plus vrai ; parce que, une heure plus tôt, on eût été faible et lâche. Quand on se voit, c’est autre chose. On a le temps de se montrer sous tous ses aspects, on se reconnaît, et l’on reçoit une impression plus certaine, plus durable et plus efficace par conséquent. Vraiment, tu devrais bien venir ici. Nous nous en trouverions bien tous deux, et mes enfants auraient tant de joie à te voir ! Laisse-moi dans ce bon rêve et donne-moi l’espoir qu’il se réalisera.

Bonsoir, bon vieux ; aime-moi toujours comme je t’aime.

G. SAND.