Correspondance 1812-1876, 2/1841/CCVI

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CCVI

À M. AUGUSTE MARTINEAU-DESCHENEZ, À ALGER


Nohant, 16 juillet 1841.


Non, mon cher enfant, je ne t’oublie pas, et je ne t’ai pas ôté mon amitié. Mais je n’écris plus à personne ; ce que je dis non pour me justifier, mais pour que tu ne te croies pas plus maltraité que mes autres vieux amis. Je suis coupable envers vous tous, et mon horreur pour les lettres est aussi grande que mon dégoût des belles-lettres. J’aime pourtant à en recevoir des gens que j’aime, belles ou non. Mais je ne sais plus répondre, je ne peux plus me résumer en quatre lignes comme autrefois, comme on le peut et comme on le fait quand on est jeune.

Je ne le suis plus du tout, et apparemment mon cerveau s’est étrangement compliqué, puisque je ne peux plus rendre compte de moi à moins d’un volume que je t’épargne, et tu dois m’en savoir gré.

Le fait est que je ne puis plus dire si je suis triste ou gaie, forte ou abattue. Je n’en sais plus rien. Je suis triste ou contente selon les choses extérieures communes à nous tous ; mais je n’ai plus aucune initiative avec ma vie. Elle me mène, je ne la gouverne plus. Et ce n’est pas chagrin de ma part, c’est indifférence de moi-même. Cela est venu avec les années et l’embonpoint ; l’apathie naturelle y a contribué, et peut-être l’influence d’une époque où aucune de mes sympathies et de mes croyances n’est réalisée ni réalisable.

Tu vois bien que je ne suis pas amusante et que je te parle de choses où tu n’entends rien. Car, Dieu merci, tu es jeune, tu aimes la vie, tu y trouves des souffrances ou des plaisirs personnels assez vifs pour que tu te sentes vivre. Enfin, tes idées n’ont pas encore pris une direction qui te rende la société antipathique. Peut-être même ne la prendront-elles jamais, et je ne sais pas pourquoi tu te souviens que j’existe, moi qui ne suis pas de ce monde et qui n’y pose qu’une patte, m’élançant avec les trois autres dans un avenir dont tu ne te soucies guère, et tu fais bien.

Amuse-toi donc ! je ne te plains pas, quoique je conçoive tes heures d’ennui et de souffrance là-bas. Mais enfin tu auras vu l’Afrique, et le présent, qui te déplaît souvent, aura son prix quand il sera entré dans le passé. Maurice, qui ne rêve que peinture et qui fait vraiment des progrès, voudrait bien être à ta place. Nous sommes à Nohant depuis un mois, et nous y jouissons d’un temps détestable, par suite d’un petit imbécile de tremblement de terre qui est venu nous abîmer notre pauvre été.

Solange est en pension et va venir ici passer ses vacances très prochainement.

Maurice t’embrasse. Rapporte-lui de ton Afrique tout ce que tu pourras, tout ce que tu voudras, fussent de vieilles semelles arabes, ou une mèche de crins de cheval : il trouvera que cela a du caractère et du chic.

Bonsoir, mon cher Benjamin ; reviens bientôt. Nous nous retrouverons, j’espère, à Paris, où je retournerai à l’automne. En attendant, ne crois pas que je t’aie mis de côté dans mes affections : à cet égard-là, je n’ai pas changé. Mais je suis devenue diablement sérieuse et ennuyeuse.

Que Dieu soit avec toi et te donne du soleil, de l’insouciance et des émotions à doses mesurées. C’est ce que je puis te souhaiter de mieux.

À toi de cœur.
G. S.