Correspondance 1812-1876, 2/1841/CCX

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CCX

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Paris, 27 septembre 1841.


Il y a plusieurs jours que je veux t’écrire ; mais la fatigue a été trop forte depuis une quinzaine. Tu verras par notre prochain numéro[1] que j’ai barbouillé bien du papier. À peine ai-je donné une dizaine de jours aux barbouillages, qu’il en faut passer quatre ou cinq à la correction des épreuves. Et puis la correspondance pour ladite Revue et mes affaires personnelles, qui sont toujours arriérées et qui prennent encore une huitaine. Tu vois ce qu’il me reste de jours, ce mois-ci, pour songer à ce que je vais dire dans le numéro suivant. Heureusement que je n’ai plus à chercher mes idées : elles sont éclaircies dans mon cerveau ; je n’ai plus à combattre mes doutes ; ils se sont dissipés comme de vains nuages devant la lumière de la conviction ; je n’ai plus à interroger mes sentiments : ils parlent chaudement au fond de mes entrailles et imposent silence à toute hésitation, à tout amour-propre littéraire, à toute crainte du ridicule.

Voilà à quoi m’a servi, à moi, l’étude de la philosophie, et d’une certaine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu’elle est la seule qui soit aussi complète que l’est l’âme humaine aux temps où nous sommes arrivés. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l’humanité ; mais, quant à présent, c’en est l’expression la plus avancée.

Tu demandes pourtant à quoi sert la philosophie et tu traites de subtilités inutiles et dangereuses la connaissance de la vérité cherchée, depuis que l’humanité existe, par tous les hommes, et arrachée brin à brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes les plus intelligents et les meilleurs dans tous les siècles. Tu traites un peu cavalièrement l’œuvre de Moïse, de Jésus-Christ, de Platon, d’Aristote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc., etc. ! Tu sabres à travers tout cela, peu habitué que tu es aux formules philosophiques. Tu trouves dans ton bon cœur et dans ton âme généreuse des fibres qui répondent à toutes ces formules et tu t’étonnes beaucoup qu’il faille prendre la peine de lire dans un langage assez profond la doctrine qui légitime, explique, consacre, sanctifie et résume tout ce que tu as en toi de bonté et de vérité acquise et naturelle. L’œuvre de la philosophie n’a pourtant jamais été et ne sera jamais autre chose que le résumé le plus pur et le plus élevé de ce qu’il y a de bonté, de vérité et de force répandu dans les hommes à l’époque où chaque philosophe l’examine. Qu’une idée de progrès, qu’une supériorité d’aperçus et une puissance d’amour et de foi dominent cette œuvre d’examen (et comme qui dirait de statistique morale et intellectuelle), des richesses acquises précédemment et contemporainement par les hommes, et voilà une philosophie. Les brouillons du journalisme qui attendent apparemment qu’on les amuse avec des prophéties d’almanach, s’écrient : « Vous ne nous dites rien de neuf. » Les braves gens comme toi, disent : « Nous sommes aussi instruits que vous ! » Tant mieux ! alors donnez-nous un millier ou seulement une centaine de gens comme vous, et nous régénérons le monde. Mais, comme, jusqu’ici, on ne nous a guère fait le plaisir de nous dire que nous insistions trop sur des vérités reconnues ; comme nous entendons, au contraire, ces paroles partir de tous côtés : « Nous savons bien que Jésus, Rousseau et compagnie ont prêché la charité et la fraternité ; nous avons entendu parler de cela, et ne savons pourquoi vous revenez sur ces choses dont personne ne veut et dont nous ne voulons pas ! » comme ce ne sont pas seulement les nobles, les prêtres et les bourgeois qui nous tiennent ce langage, mais encore certains républicains, et le National en tête, nous avons lieu de penser que nous ne faisons pas une œuvre si étroite qu’elle en a l’air, ni si facile qu’elle te semble, ni si inutile que le National fait semblant de le croire. Certaines autres classes n’en jugent pas ainsi et ne s’aperçoivent pas trop que cette vieille fraternité que nous prêchons et cette jeune égalité que nous cherchons à rendre possible, le plus prochainement possible, soient des vérités banales, acceptées, triomphantes, et dont il soit inutile de se préoccuper. Ces classes, mécontentes et inquiètes, croient, au contraire, que nos vérités rebattues n’ont jamais préoccupé les gens qui n’y trouvaient pas leur profit ; et les institutions faites pour la bourgeoisie le prouvent, je crois, un peu.

Si donc, convaincu comme tu l’es, que les masses sont toutes initiées au pourquoi, au parce que et au par conséquent de l’avenir et du passé, viens un peu te mettre à l’œuvre avec nous, tu verras que tu n’as guère connu les masses jusqu’ici. Tu les verras pleines d’ardeur et de trouble, animées, pour la plupart, de ces bons et grands sentiments sans lesquels ni Leroux, ni toi, ni moi ne les aurions (puisque rien n’est isolé dans l’ordre moral ou physique de l’humanité). Mais aussi tu verras d’énormes obstacles, de coupables résistances, des intérêts obstinés et égoïstes, et ce qui, dans ces masses, domine les unes et les autres, un vague inconcevable dans la pensée et dans les croyances ; une incertitude effrayante, mille fantaisies, mille rêves contradictoires ; tous les bons voulant le bien, et à peine trois dans chaque million d’hommes étant d’accord sur un même point, parce que, s’il y a partout, comme tu le remarques fort bien, l’instinct du vrai et du juste, nulle part cet instinct n’est arrivé à l’état de connaissance et de certitude. Et comment cela serait-il possible quand l’histoire offre un chaos où tous les hommes, jusqu’ici, se sont perdus, avant d’y trouver la notion profondément politique, philosophique et religieuse du progrès indéfini ? notion que tous les esprits un peu conséquents de ce siècle ont enfin adoptée sans restriction, même ceux qu’elle contrarie dans leurs intérêts présents.

De nombreux et admirables travaux, des conclusions émanées de plusieurs points de vue opposés en apparence, mais se rencontrant sur le principal, ont fait passer cette notion dans l’âme humaine, et tu l’as reçue presque en naissant, sans te demander, enfant ingrat, quelle mère céleste t’avait inoculé cette vie nouvelle, que tes pères n’ont pas eue, et que tu légueras plus large et plus complète à tes enfants lorsque tu l’auras portée en toi et fécondée de ta propre essence. Cette mère de l’humanité, que les bons devraient chérir et vénérer, c’est la philosophie religieuse. Et vous appelez cela le pont aux ânes, au lieu d’avouer que, sans elle, sans cette clarté versée peu à peu, jour par jour en vous, vous seriez des sauvages !

Je vais te poser une question sans réplique. Pourquoi n’es-tu pas un avide et grossier possesseur de terres, dur au pauvre, sourd à l’idée de progrès, furieux contre le mouvement d’égalité qui se fait parmi les hommes ? cependant tu es le contraire de cet homme-là. Qui t’a rendu ainsi ? qui t’a enseigné, dès ton enfance, que l’égoïsme est odieux, et qu’une grande pensée, un beau mouvement du cœur font plus de bien à toi et aux autres que l’argent et la prospérité matérielle ? Est-ce l’idée révolutionnaire répandue en France depuis 93 ? Non, à moins que ce ne fût d’une façon indirecte ; car nous ne la comprenions guère quand nous étions enfants, cette révolution qui inspirait autour de nous tant d’horreur aux uns, tant de regret aux autres. Qui donc détachait mystérieusement nos jeunes âmes de l’égoïsme un peu prêché et un peu déifié, il faut en convenir, dans toutes nos familles ? N’était-ce pas tout bonnement l’idée chrétienne, c’est-à-dire le reflet lointain d’une philosophie antique passée à l’état de religion, comme toutes les philosophies un peu profondes ? Et, après, quand nous avons été émeutiers et bousingots (de cœur, si nous ne l’avons été de fait), qui nous poussait au désir de ces luttes et au besoin de ces émotions ? Était-ce, comme on l’a dit des républicains d’alors, l’ambition ?

Nous ne savions pas seulement ce que c’était que l’ambition ; c’était l’idée révolutionnaire de 93 qui se réveillait en nous à l’âge où on lit la philosophie du dix-huitième siècle, et où l’on commence à se passionner pour cette ère d’application incomplète, et funeste à beaucoup d’égards, mais grande et saine en résultats, qui mène de Jean-Jacques à Robespierre.

Et, aujourd’hui, pourquoi sommes-nous encore agités d’un besoin d’action et d’un zèle fanatique, sans savoir où nous prendre et par quel bout commencer, et à qui nous joindre, et sur quoi nous appuyer ? car, voyons, savons-nous, avons-nous su, depuis dix ans, tout cela ? Si nous l’avions su, nous n’en serions pas où nous en sommes. Eh bien ! ce qui nous rend toujours si ardents à une révolution morale dans l’humanité, c’est le sentiment religieux et philosophique de l’égalité, d’une loi divine, méconnue depuis que les hommes existent ; reconnue enfin et conquise en principe, mais obscure, mais plongée à demi dans le Styx, mais niée et repoussée par les nobles, les prêtres, le souverain, la bourgeoisie et la bourgeoisie démocratique elle-même ! Le National ! Nous savons bien sa pensée, mieux que vous, et j’ai un peu ri, je te l’avoue, du jésuitisme que le bon gros Thomas a dû employer dans sa lettre, pour vous faire rentrer dans son filet ; demi-farceur, demi-jobard, flouant un peu les autres (en politique s’entend, et non en fait d’argent), afin de se consoler d’être floué en plein lui-même !

D’où je conclus à te demander, mon enfant, toi dont je connais le cœur à fond, toi que je sais aussi romanesque que moi devant ces idées d’égalité que l’on a cru trop longtemps bonnes pour don Quichotte, et qui commencent à le devenir pour tous, je te demande, dis-je, qui t’a fait partisan de l’égalité, sincèrement et profondément ?

Sont-ce les doctrines du National ? Il n’en a pas, il n’en a jamais eu, même du temps de Carrel, qui était leur maître à tous. Il ne laisse aller sa pensée de temps en temps que pour dire que l’égalité, comme toi et moi l’entendons, est impossible, sinon abominable. Dupoty, cette malheureuse victime d’un odieux coup d’État de la pairie, était aristocrate et rougissait des partisans qu’on lui a supposés. Il n’avait même pas le mérite d’être coupable de sympathie pour ces pauvres fous du communisme que l’on peut blâmer tout bas, et que le National a insultés et flétris jusque sous le couteau de la pairie ! lâche en ceci ! car, si le communisme avait fait une révolution, c’est-à-dire lorsqu’il en fera une, et ce sera malheureusement trop vite, le National sera à ses pieds : comme Carrel lui-même, qui, le 26 juillet, traitait la révolution de « sale émeute », et qui en parlait très différemment le 1er  août. Doutez-vous de cela ? vous le verrez ! souvenez-vous de ceci seulement : que nous marchons vite, bien vite, et qu’il n’y a pas de temps à perdre, pas un jour, pas une heure, pour dire au peuple ce qu’il faut lui dire.

Là gît le lièvre. Michel, qui est l’homme certainement le plus intelligent de ce parti du National, le Malgache et toi (qui, Dieu merci ! n’es du parti que faute d’en avoir trouvé un qui soit l’expression de ton cœur), vous voilà disant : « Faisons une révolution, nous verrons après. »

Nous, nous disons : « Faisons une révolution ; mais voyons tout de suite ce que nous aurons à voir après. »

Le National dit : « Ces gens sont fous, ils veulent des institutions. Eux ! des sectaires, des philosophes, des rêveurs ! leurs institutions n’auront pas le sens commun. »

Nous disons : « Ces gens sont aveugles, ils veulent agiter le peuple avec des institutions déjà vieillies, à peine modifiées, et nullement appropriées aux besoins et aux idées de ce peuple, qu’ils ne connaissent pas et qui les connaît aussi peu. »

Le National dit : « Voyons-les donc, leurs belles institutions ! Ah ! ils nous parlent philosophie ? que veulent-ils faire avec leur philosophie ? Jean-Jacques a tout dit ; Robespierre, tout essayé. Nous continuerons l’œuvre de Rousseau et de Robespierre. »

Nous disons : « Vous n’avez ni lu Rousseau, ni compris Robespierre, et cela parce que vous n’êtes pas philosophes, et que Robespierre et Rousseau étaient deux philosophes. Vous ne pourrez pas appliquer leur doctrine parce que vous ne savez ni ce que l’un a voulu dire, ni ce que l’autre a voulu faire. Vous croyez, par la guerre au dehors et la force au dedans, donner de la gloire à la France et à votre parti ? Le peuple n’a pas besoin de gloire, il a besoin de bonheur et de vertu. Si cela ne peut s’acheter que par la guerre, il fera la guerre et vous prendra peut-être pour généraux, si vous faites vos preuves d’autre chose que de combattre le très petit combat à la plume ; mais, tout en faisant la guerre, la France voudra des institutions, et ce n’est pas vous qui le ferez, vous en êtes incapables. Votre ignorance, votre inconséquence, votre violence et votre vanité, nous sont hautement manifestées par chaque ligne que vous écrivez, même sur les moindres matières. Qui donc fera ces lois ? un Messie ? nous n’y croyons pas. Des révélateurs ? nous ne les avons pas vus apparaître. Nous ? nous ne lisons pas dans l’avenir et ne savons pas quelle forme matérielle devra prendre la pensée humaine à un moment donné. Qui donc fera ces lois ? Nous tous, le peuple d’abord, vous et nous, par-dessus le marché. Le moment inspirera les masses.

Oui, disons-nous encore, les masses seront inspirées ! Mais à quelle condition ? à la condition d’être éclairées. Éclairées sur quoi ? sur tout, sur la vérité, sur la justice, sur l’idée religieuse, sur l’égalité, la liberté et la fraternité, sur les droits et sur les devoirs, en un mot.

Ici, entamez la discussion, si vous voulez ; nous vous écouterons. Dites-nous où le droit finit, où le devoir commence, dites-nous quelle liberté aura l’individu et quelle autorité la société ? quelle sera la politique, quelle sera la famille, quelles seront les répartitions du travail et du salaire, quelle sera la forme de la propriété ? Discutez, examinez, posez, éclaircissez, émettez tous les principes, proclamez votre doctrine et votre foi sur tous ces points. Si vous possédez la vérité, nous serons à genoux devant vous. Si vous ne l’avez pas, mais que vous la cherchiez de bonne foi, nous vous estimerons et ne vous contredirons qu’avec le respect qu’on doit à ses frères.

Mais, quoi ! au lieu de chercher ces discussions dont les masses tiennent peut-être quelques solutions vagues (qui n’attendent pour s’éclaircir qu’un problème bien posé), au lieu de dire chaque jour au peuple les choses profondes qui doivent le faire méditer sur lui-même et de lui indiquer les principes d’où il tirera ses institutions, vous vous bornez à de vagues formules qui se contredisent les unes les autres et sur lesquelles vous ne voulez pas plus vous expliquer que des mages ou des oracles antiques ? vous vous bornez à une guerre âcre et sans goût, sans esprit, sans discussion approfondie avec certains hommes et certaines choses ? Il est possible qu’un journal de votre espèce soit nécessaire pour réveiller un peu la colère chez les mécontents et pour jeter quelque terreur dans l’âme des gouvernants ; mais ce n’est qu’un instrument grossier. Qu’il fonctionne donc ! Nous l’apprécions à sa juste valeur et nous tenons sur la réserve pour ne pas ébranler une des forces de l’opposition, qui n’en a pas de reste ; mais ce n’est, à nos yeux comme aux yeux du peuple, qu’une force aveugle ; et, quand ceux qui font jouer cette machine, cette catapulte informe, s’imaginent être à la fois et le peuple et l’armée, nous les renvoyons à leurs éléphants et à leurs pièces de bois, comme de vrais machinistes qu’ils sont. Vous dites à cela : « Un journal qui paraît tous les jours, et qui est exposé à toute la rigueur des lois de septembre, ne peut pas, comme un ouvrage philosophique de longue haleine, soulever des discussions sur le fond des choses ; l’opposition de tous les instants, ne peut être qu’une guerre de fait à fait. »

À la bonne heure ; mais, si vous êtes des hommes capables, les futurs représentants de la France, comme vous le prétendez, pourquoi ne faites-vous pas faire cette opposition, nécessaire mais grossière, par vos domestiques ? Si vous ne vous fiez qu’à votre activité, à votre courage et à votre désintéressement (on vous accorde ces trois choses, et c’est beaucoup), eh bien ! faites, mais ne niez pas qu’on puisse faire une critique plus sérieuse, plus pénétrante, portant au cœur des choses que vous ne faites qu’effleurer. Ne niez pas qu’on doive discuter la doctrine politique et l’appuyer sur les bases qui sont indispensables à toute société, l’unité de croyance. Au lieu de railler et de rejeter les idées fondamentales, encouragez-les, apportez les vôtres, si vous en avez, comme vous le dites ; unissez-vous du moins par le cœur à ceux qui veulent travailler au temple, dont vous ne faites que le chemin de fer.

Eh quoi ! au lieu de cela, au lieu de les regarder comme vos frères, vous les raillez, vous les outragez, vous feignez de les dédaigner et de savoir mieux qu’eux ce que vous ne comprenez seulement pas ! Eh bien ! peu nous importe, et ce silence glacé de part et d’autre ne sera pas rompu par nous les premiers. Mais, le jour où vous manquerez de cette prudence, vous trouverez peut-être à qui parler. En attendant, vous êtes bien pleutres ; car nous attaquons vos doctrines, nous nous en prenons à votre maître Carrel, nous interrogeons votre pensée d’il y a dix ans, et il n’y en a pas un de vous qui ait un mot à répondre. Ce prétendu dédain de la part de gens de votre force est bien comique en vérité, et ne peut pas nous offenser ; mais il donne à croire que vous êtes de grands hypocrites et des ambitieux bien personnels, vous qui prenez tant d’ombrage de ce que vous appelez notre concurrence ; vous qui dénoncez les autres journaux d’opposition dont vous craignez aussi la concurrence, comme n’ayant pas satisfait aux lois sur le timbre ; vous qui ne vivez que de haine, de petitesse, d’envie et de morgue. Nous vous savons par cœur, et, si nous ne vous dénonçons pas à l’opinion publique, c’est parce que vous n’êtes pas assez forts pour faire beaucoup de mal, et parce qu’il y a bien autre chose à faire à cette heure que de s’occuper de vous.

Cette boutade va te faire croire qu’il y a une guerre acharnée couvant dans nos cœurs contre le National et sa docte cabale. Je puis te donner ma parole d’honneur que, depuis que je t’ai quitté, voici la première fois que j’en parle. Vivant au fond de mon cabinet, et ne voyant Leroux, qui travaille de même dans son coin, que quelques instants au bureau, pour nous entendre sur notre rédaction avec Viardot, et écrire quelques lettres d’administration intérieure, nous n’apprenons le mauvais vouloir et les petites menées du National que pour rire un peu du toupet avec lequel, partant de trois abonnés, et assurés seulement de trois rédacteurs (qui sont nous trois), exposés aux injures et à la fureur de tous les journaux, nous nous mettons en pleine mer sans nous soucier du lendemain. Nous nous sentons si forts de conviction, que, quand même personne ne nous écouterait, comme il ne s’agit ici ni d’argent ni de gloire, nous serions sûrs d’avoir fait notre devoir, obéi à une volonté intérieure qui nous enflamme, et laissé quelques vérités écrites qui mettront, un jour, quelques hommes sur la voie d’autres vérités.

En arrangeant tout au plus mal, voilà ce qui peut nous arriver de pis, et c’est encore assez beau pour donner du courage. Aussi j’en ai plus que je ne m’en suis senti à aucune époque de ma vie, et j’éprouve un calme que n’altéreront pas, je te le promets, les déclamations fougueuses que je viens de t’écrire contre ton National. Pourquoi me contiendrais-je avec toi quand il me prend fantaisie de jurer un peu ? Cela soulage et ne prouve que l’ardeur avec laquelle je voudrais mettre la main sur ton cœur pour le disputer au diable. Quand, par hasard, dans la rue ou dans le salon de madame Marliani, où je mets le nez une fois par semaine, j’entends quelque hérésie contre ma foi, ou quelque cancan contre nos personnes, je n’en perds pas un point de mon ourlet, car j’ourle des mouchoirs à ces moments-là, et on ne me prendra pas par mes paroles avec les indifférents : à ceux-là, on parle par la voie de la presse ; s’ils n’écoutent pas, qu’importe ? Mais, puisque j’ai une nuit de disponible et que je ne la retrouverai peut-être pas d’ici à deux ou trois mois, j’en ai profité pour babiller avec toi, pour te dire que tu n’as pas le sens commun, quand tu dis : « Je suis un homme d’action ; à quoi bon perdre le temps en réflexions ? » C’est une grosse erreur, que de croire qu’il y a des hommes purement d’action, et des hommes purement de réflexion. Quel homme eut plus d’action que Napoléon ? s’il n’eût pas fait de bonnes et profondes réflexions à la veille de chaque bataille, il n’en eût pas tant gagné. Il est vrai qu’il réfléchissait plus vite que nous ; mais il n’en réfléchissait que davantage. Qu’est-ce qu’une action sans réflexion, sans méditation antérieure ? Il y a un proverbe qui dit : Où vont les chiens ? Et tu sais qu’on a écrit et discuté avec une plaisante gravité, pour savoir si les chiens, en marchant devant eux, à droite, à gauche, avec cet air sérieux et affairé qui leur est propre, avaient un but, une idée, ou s’ils étaient mus par le hasard.

Il est certain que pas même les animaux les plus stupides, pas même les polypes n’ont d’action sans but. Comment l’homme aurait-il une action quelconque sans une volonté, et une volonté sans une pensée, et une pensée sans un sentiment, et un sentiment sans une réflexion, et, par conséquent, une action sans le jeu de toutes ses facultés ? Plus tu te poseras en homme d’action, plus tu affirmeras que la réflexion occupe en toi une grande part d’existence ; à moins que tu ne fusses fou, ou le séide d’un parti qui dicte sans expliquer et qui commande sans convaincre. Non, cela n’est point : aucun parti, à l’heure où nous vivons, n’a de tels séides, et tu es l’homme le moins séide que je connaisse.

Agis donc comme tu voudras dans la sphère d’activité présente où t’entraîne ce qu’on appelle l’opinion républicaine. Tu n’y feras pas un pas qui ne soit accompagné chez toi de doute et d’examen. Ainsi ne crains pas de lire de la philosophie. Tu verras qu’elle abrège singulièrement les irrésolutions. Quand elle est bonne et qu’elle pénètre, elle devient comme la table de Pythagore apprise par cœur. On n’a plus à supputer sur ses doigts ; les lents calculs de l’expérience deviennent inutiles à répéter. Ils sont acquis à la mémoire, à l’ordre du cerveau, à la faculté de conclure. Il n’y a pas un seul homme tant soit peu complet et fort, et capable de prendre vite et bien un parti, de dominer un instant son individualité, là où il n’y a pas, comme dit le grand Diderot, cette Minerve tout armée à l’entrée du cerveau.

Tout ceci est pour te dire que tu me fais écrire là une lettre bien inutile pour ton instruction, puisqu’en lisant plus attentivement, et plutôt deux fois qu’une, les excellents et admirables articles de Leroux dans notre Revue, tu aurais trouvé la réponse même aux pourquoi que tu m’adresses.

Ensuite, si tu étais descendu dans ta propre réflexion avec une complète naïveté, tu te serais trouvé beaucoup plus grand (capable que tu es de pénétrer dans les profondeurs de la vérité) que tu ne crois l’être en disant : « Je ne suis qu’un homme d’action. » Un homme d’action, c’est Jacques Cherami, qui porte une lettre et ne sait pas pour quoi ni pour qui ; ne te rapetisse pas. Tu as beaucoup rêvé, beaucoup senti ; tu m’as dit, durant ces derniers temps que j’ai passés là-bas, des choses trop remarquables comme grand sentiment de cœur et grande droiture d’esprit en politique, pour que je te croie un ouvrier de la vigne du seigneur Thomas, ce bon vigneron qui saurait si bien dire : Adieu paniers, vendanges sont faites !

Bonsoir, cher ami ; lis ma lettre à Fleury et à ta femme, si cela peut l’intéresser, mais à personne autre, je t’en prie ; je serais désolée qu’on me crût occupée à cabaler contre le National, parce que je fais une Revue qu’il ne veut pas annoncer. Dieu me garde de faire cette sale petite guerre du journalisme ! je n’ai pas un mot à répondre à tous ceux qui me demandent : « Pourquoi le National se sépare-t-il de vous ? » Je leur dis que je n’en sais rien. — Silence donc là-dessus. Embrasse ta femme et tes enfants pour moi.

Hélas ! je crois que je t’écris pour tout l’hiver ! Je n’ai pas le temps de causer et de me laisser aller. Écris-moi toujours ; mais ne discutons plus, cela n’avance à rien. Si la Revue t’embête, en fin de compte, ne va pas croire que je trouve mauvais que tu la lâches. Nous avons des abonnés et nous n’imposons rien, même à nos meilleurs amis. J’ai la certitude qu’un jour, on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C’est le mot de M. de Lamartine. Ainsi, si cela t’ennuie aujourd’hui, sois sûr que les plus grandes œuvres de l’esprit humain en ont ennuyé bien d’autres qui n’étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans le moment où elles ont retenti. Quelques années plus tard, les uns rougissaient de n’avoir pas compris et goûté la chose des premiers. D’autres, plus sincères, disaient : « Ma foi, je n’y comprenais goutte d’abord, et puis j’ai été saisi, entraîné et pénétré. » Moi, je pourrais dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand j’écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j’adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux ; mais je n’étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J’en ai bien rappelé ; car, si j’ai une goutte de vertu dans les veines, c’est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l’étudie, lui et ses œuvres. Je te supplie de rire au nez des paltoquets qui viendront te faire des hélas ! sur son compte. Tu vois que je ne le traite pas en paltoquet, et que je le défends chaudement près de toi. Adieu encore. Aime-moi toujours un peu. Je suis très contente du moral de Jean[2], mais non de son physique : ses mains ont horreur de l’eau.

Tu ne m’as pas dit un mot d’Horace. Pour cela, je te permets de n’en penser de bien ni aujourd’hui ni jamais. Tu sais que je ne tiens pas à mon génie littéraire. Si tu n’aimes pas ce roman, il faut ne pas te gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te plût, et je reporterais la dédicace au produit d’une meilleure inspiration.

G.
  1. De la Revue indépendante.
  2. Domestique.