Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXII

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CCXII

À M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, À PARIS


Paris, 29 avril 1842.


Je vous dois mille remerciements, monsieur, pour l’appréciation généreuse et sympathique que vous avez faite de mes écrits dans la Phalange. Vous avez donné à mon talent beaucoup plus d’éloges qu’il n’en mérite ; mais la droiture et l’élévation de votre cœur vous ont porté à cet excès de bienveillance envers moi, parce que vous avez reconnu en moi la bonne intention. Pax hominibus bonœ voluntatis, c’est ma devise, et le seul latin que je sache ; mais, avec cette certitude au fond de l’âme, d’avoir toujours eu la bonne intention, je me suis consolée et des injustices d’autrui, et de mes propres défauts.

Je viens maintenant vous prouver ma reconnaissance (mieux que par des phrases, selon moi), en vous demandant une grâce. C’est de lire le petit volume que je vous envoie et dans lequel vous trouverez la révélation d’un prodigieux talent de poète. Si ce poète-maçon de vingt ans vous paraît, au premier coup d’œil, procéder un peu à la façon de Victor Hugo, en faisant beaucoup d’art, ne le jugez pas trop vite et lisez tout. Vous verrez une pièce intitulée Méditation sur les toits qui est bien ingénieuse et bien belle. Une autre, intitulée l’Hiver aux riches, qui est forte de sentiments populaires. Et une appelée le Forçat, où la pitié est profonde sous l’expression de l’horreur et de l’effroi. Ce vers :


Si son âme pour moi devenait expansive !


en dit plus qu’il n’est gros. Partout ailleurs, vous trouverez le sentiment d’un amour vrai et noble. Et puis de la peinture abondante, vigoureuse, souvent désordonnée à force d’être chaude de tons.

Je suis sûre que vous voudrez encourager un talent si bien trempé, si sauvagement fort, et que vous en serez frappé comme je le suis. Bien que je ne connaisse ni le poète ni personne qui s’intéresse à lui, je veux faire quelques efforts pour le faire connaître et je commence par vous. Si vous voulez en parler dans la Phalange et dans les autres journaux où vous écrivez, peut-être vous ferez un acte de justice, et trouverez à lui donner de bons conseils afin qu’il comprenne où doit être l’âme de son talent, et l’emploi de son génie.

Recevez encore l’expression de ma gratitude bien sincère. Je sais que ce n’est pas à ma personnalité que je la dois ; car il n’en est pas de moins aimable et de moins attrayante. Mais je la dois à l’amour du vrai et du juste, qui établit entre nous des rapports plus certains et plus solides que ceux du monde et des conversations.

Toute à vous.

G. SAND