Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXIX

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CCXIX

À MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS


Nohant, septembre 1842.


Monseigneur.

Mon nom est peut-être une mauvaise recommandation près de vous ; mais, si, avec des croyances peut-être différentes des vôtres, je viens à vous, pleine de confiance, pour vous indiquer une bonne œuvre à faire, il me semble que votre sagesse éclairée et votre esprit de charité peuvent m’accorder aussi quelque confiance et m’écouter avec douceur.

Il y a du moins un point qui rassemble les âmes engagées sur des routes diverses. C’est l’amour de la justice, et, comme toute justice émane de Dieu, peut-être ne suis-je pas une âme impie ni indigne de merci ; c’est cet esprit de justice et de bonté que j’invoque, pour oser, sans être connue de vous, vous confier un secret et vous demander une grâce.

Monseigneur, il y a, dans une commune de campagne, un desservant très orthodoxe, nullement partisan de mes dissidences avec la lettre des lois de l’Église, et avec lequel, par conséquent, je ne suis pas intimement liée. Je respecte trop la sincérité et la fermeté de sa foi pour chercher à l’ébranler par de vaines discussions, et sa foi me paraît bonne et bien entendue, puisqu’elle ne produit que de bonnes et nobles actions. Les services et les soins à rendre aux paysans malades ou indigents me sont imposés par un peu d’aisance et par mon séjour au milieu d’eux. C’est ainsi que j’ai été à même d’apprécier la conduite pure et respectable de ce vertueux prêtre, et, le voyant béni de tous, me trouvant parfois en relations avec lui pour aviser au soulagement de certaines souffrances et misères, je puis attester que c’est là un homme irréprochable aux yeux de toutes les opinions.

Ces jours derniers, l’ayant rencontré dans une chaumière et revenant par le même chemin que lui, je remarquai qu’il était fort triste et abattu, et, l’ayant pressé de questions, j’obtins la confidence que je vais faire à Votre Grandeur. C’est un secret qui m’a été confié, et je ne le confierai jamais qu’à Elle, c’est lui dire que je compte absolument sur son honneur et sur sa religion pour ne point chercher à connaître le nom du prêtre dont il s’agit ; car la démarche que je fais ici, je n’y suis point autorisée ; je la prends dans un mouvement de mon cœur et dans une sorte d’inspiration que je crois bonne et sûre.

Il y a quelques années, ce desservant, touché du désespoir d’une vieille mère de famille dont le fils, homme d’honneur, mais accablé par de malheureuses affaires, allait être poursuivi et emprisonné pour dettes, céda aux conseils de la pitié, accorda pleine confiance aux preuves qu’on lui donnait, et s’engagea à servir de caution auprès des créanciers pour une pauvre somme de quatre mille francs. C’était plus qu’il ne possédait, ou, pour mieux dire, il ne possédait rien du tout. Mais, comme les créanciers demandaient alors une garantie plutôt que de l’argent ; que le débiteur paraissait pouvoir s’acquitter en quelques années par son travail, le bon prêtre calcula que, toutes choses étant mises au pis, il pourrait lui-même, avec le temps et en se privant chaque année, arriver à faire face au désastre.

Malheureusement, le débiteur mourut peu après, ne laissant rien, et la dette retomba sur le prêtre, qui obtint un peu de temps, et qui, depuis deux ou trois ans, paye les intérêts sans avoir pu arriver à solder plus de deux cents francs sur le capital.

Maintenant, voici que les créanciers se montrent fort durs et fort pressés, qu’ils exigent ce capital sur l’heure, menacent de poursuites, de frais et de saisie, et, pour avoir exercé la charité, un prêtre respectable et excellent peut être d’un jour à l’autre exposé à un scandale, à une honte poignante.

Si j’avais eu quatre mille francs, j’aurais à l’instant même fait cesser l’inquiétude et la douleur de ce bon curé. Mais son histoire est la mienne, avec la différence que ce qui lui est arrivé une fois m’est arrivé plus de vingt fois, et que, dans la proportion de mes ressources aux siennes, je suis encore plus gênée et empêchée que lui. Ma position de femme, c’est-à-dire de mineure aux yeux de la loi (mineure de quarante ans, s’il vous plaît, monseigneur !), ne me permet pas d’emprunter, et je ne peux pas m’adresser à des amis. La plupart des miens sont pauvres ; le peu de riches véritablement humains que j’ai rencontrés sont tellement épuisés d’aumônes et de charités, que c’est être indiscret que de recourir à eux encore une fois. Et puis je dois vous avouer que je suis liée en général avec des personnes de l’opposition la plus prononcée, et que, malheureusement, il y a de l’intolérance au fond de toutes les opinions de ce temps-ci. Tel qui se dépouillera pour un détenu politique de sa couleur ne s’intéressera point à un curé et ne comprendra pas que je m’y intéresse.

J’ai fait appel, sans les beaucoup connaître, à quelques personnes riches et pieuses, leur faisant entendre qu’il s’agissait d’un prêtre, et d’un prêtre aussi orthodoxe qu’elles pouvaient le désirer. On m’a répondu qu’on n’avait pas d’argent ou qu’on avait ses pauvres.

J’ai conseillé à mon desservant de s’adresser au prélat de son diocèse ; mais d’autres le lui ont déconseillé, parce que monseigneur, dit-on, blâmerait l’action du prêtre charitable comme une légèreté, comme une imprudence, et que cet aveu pourrait lui faire du tort dans son esprit. Est-ce possible ? la prudence humaine peut-elle parler, là où la pitié évangélique commande ? Je ne comprends rien à cela, mais enfin je ne puis insister sur un avis où l’on croit voir de graves inconvénients.

Dans cette perplexité, l’idée m’est venue de m’adresser tout droit à Votre Grandeur, parce qu’on m’a dit qu’Elle avait l’esprit élevé et l’âme véritablement apostolique. J’ai eu confiance, et j’ai osé. Je prévois bien que Votre Grandeur fait son devoir encore mieux que moi, encore mieux que tout le monde, et qu’Elle a quelque peine à satisfaire toutes les demandes nécessiteuses dont elle est accablée. Mais elle a de nombreuses et puissantes relations que je n’ai point, elle doit disposer de la bourse de beaucoup de personnes charitables, et il suffit d’un mot de sa bouche pour obtenir pleine croyance, tandis qu’une hérétique comme moi n’a point de crédit, et ne peut espérer d’être écoutée que par une âme aussi dégagée de soupçons et aussi saintement loyale que celle de Votre Grandeur.

Je la prie d’agréer l’hommage de mon profond respect.

GEORGE SAND.