Correspondance 1812-1876, 2/1842/CCXV

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CCXV

À M. ANSELME PÉTÉTIN, À PARIS


Nohant, 30 mai 1842.


Cher Gengiskhan,

Si vous êtes fâché contre moi, vous avez tort, je le pense. Je ne suis pas curieuse, ni désœuvrée, ni taquine, quoi que vous en disiez. C’est vous qui êtes taquin : si vous voulez avoir bonne mémoire, vous vous rappellerez que c’est toujours vous qui m’avez attaquée, tantôt sur ma dureté de cœur à propos de bottes, tantôt sur mon égoïsme à propos de rien. Je ne me suis jamais défendue.

Il m’est absolument indifférent d’être jugée froide. À l’âge que j’ai, ce n’est pas d’un mauvais goût, et mon amour-propre, sur ces choses-là, est peut-être plus accommodant que le vôtre ; car vous m’avez dit souvent des choses assez brutales à brûle-pourpoint et je ne m’en suis jamais fâchée. Je vous voyais les nerfs irrités et j’aimais mieux vous juger malade que mauvais chien.

Peut-être aviez-vous des intentions hostiles en jetant toutes ces pierres dans mon jardin. Je ne le croyais pas et je vous répondais sans humeur ; je le pense un peu à présent, en voyant que vous avez été blessé de réponses fort peu féroces selon moi, et qui convenaient plus à vos déclamations contre la Providence et la race humaine que de longues, âpres et inutiles discussions : vous vouliez peut-être les soulever entre nous ; car vous attaquiez sans cesse les points les plus sensibles et les plus sacrés de nos croyances, sans charité aucune, et, peut-être pourrais-je dire, sans le moindre égard pour moi.

Je faillis une ou deux fois m’y laisser prendre. Mais je me suis arrêtée, en voyant que vous n’étiez pas l’homme de vos théories et que votre cœur donnait un continuel démenti à vos blasphèmes. De la part d’un méchant, elles ne m’eussent pas laissée aussi calme ; ou bien c’eût été le calme du mépris. Mais je me suis souvenue du noble et malheureux Alceste, et je vous ai simplement dit que vous étiez malade, en d’autres termes, misanthrope.

C’est donc bien offensant ? je ne le savais pas. Je me croyais autorisée à faire cette réflexion par l’espèce de dédain avec lequel vous débitiez vos hérésies à deux doigts de mon nez. J’ai eu la bêtise de croire que c’était de l’abandon de votre part ; mais ce n’était pas chez vous affaire de confiance et vous ne m’autorisiez pas, dites-vous, à vous plaindre. Eh bien ! mon vieux, je m’en abstiendrai devant vous, et, quand madame Marliani viendra me parler de vous, je la prierai de ne pas vous redire mon opinion sur votre maladie. Je ne sais pourquoi elle l’a fait, je ne l’y avais pas autorisée.

Je ne me souviens pas de ce que je lui ai écrit ; ce n’était pas une réponse à votre attaque, comme vous le pensez. Je ne croyais pas que vous l’eussiez chargée de me faire le reproche que j’ai repoussé. Quoi qu’elle vous ait répété de ma lettre, je ne crains pas qu’elle vous offense, à moins que vous ne soyez fou ; car je suis sûre de n’avoir jamais eu ni un mauvais sentiment, ni une mauvaise pensée à votre égard.

Maintenant, si vous continuez à m’en vouloir, tant pis pour vous ! vous manquerez à la raison et à la justice. Vous me donnez une leçon un peu rêche. Elle ne me pique point, parce que je ne la mérite pas. Vous me croyez dure parce que je ne suis pas coquette. Je ne répondrai pas, parce que c’est toujours une sotte chose de se laisser aller à parler de soi. Ceux qui ont besoin de cela pour nous connaître ne nous aiment point, et ceux qui nous aiment nous devinent. Je ne vous reproche pas l’espèce d’antipathie qui, malgré plusieurs choses aimables, perce dans votre lettre. Vous faites profession de haïr Dieu d’abord et ensuite tous les hommes ; je serais bien vaine de vouloir être exceptée, et vous ne vous trompez guère en disant que je ne vaux pas mieux que le premier venu.

Je me défends seulement d’avoir été mauvaise pour vous. Mes paroles n’ont même pas pu être dures, puisque mon intention ne l’était pas. Votre lettre me prouve que vous êtes encore plus malade que je ne le pensais, soit dit, sans vous offenser, pour la dernière fois. Vous me faites même un peu l’effet de friser l’hypocondrie ; vous êtes heureusement assez jeune pour la combattre et vous en distraire. Vieux, vous en serez guéri par la force des choses. La jeunesse a un sentiment très âpre de personnalité, orgueilleuse dans le triomphe, amère et colère dans la chute, douloureuse dans l’inaction. Cela est bien ; car, sans cela, elle n’agirait pas ; quand l’âge de l’action est passé, la personnalité s’efface, et l’on se console d’avoir trop ou trop peu agi, quand on peut se dire qu’on a fait de son mieux, que l’action nous a emporté ou que l’inaction nous a surmonté par la force des circonstances extérieures, indépendantes de notre volonté.

On se réconcilie alors avec soi-même, on se soumet au jugement des hommes et à la volonté de Dieu ; c’est alors qu’on cesse d’être personnel et que la vie des autres reprend, à nos yeux, sa véritable importance, son effet salutaire et doux. Il est vrai que, pour arriver en vieillissant à cet oubli de l’individualisme excessif, qui est le stimulant et le tourment de la jeunesse, il faut pouvoir se rappeler qu’on a été très sincère, et très ferme dans ses bonnes intentions.

Donc, quand je dis que vous serez tranquille sur vos vieux jours, je ne vous fais pas d’insulte et je ne traite pas avec mépris votre mal présent. Je ne crois pas à l’heureuse vieillesse des vilaines gens. Je pense, au contraire, que leur âme va toujours s’aigrissant et que leur enfer est en ce monde. Vous me direz que le monde n’est peuplé que de ces gens-là. Eh ! mon Dieu, je l’ai cru, je l’ai dit de même, tant qu’il a été en leur pouvoir de me faire souffrir. Et pourquoi avaient-ils ce pouvoir ? c’est que je le leur donnais par la susceptibilité de mon amour-propre. Je ne pensais qu’à me battre avec eux, et guère à les plaindre ; la pitié vient quand l’orgueil s’en va, elle change le point de vue, et, si elle rend parfois plus triste encore, c’est une tristesse douce et où l’espérance vient trouver place. N’allez pas me croire douce, bonne et tendre pour avoir pensé et dit cela. C’est encore chez moi à l’état de découverte, et, dans la pratique, je ne vaux encore rien ; j’attends avec impatience qu’il ne me reste pas un cheveu noir sur la tête. Alors, j’en suis sûre, je n’aurai plus un sentiment injuste dans le cœur ; je verrai les hommes non méchants, mais ignorants et faibles, en réalité, comme je les aperçois déjà par la théorie. Et vous aussi, vous les verrez tels, et tout ce qui vous paraît absurde dans mon optimisme, vous l’aurez trouvé vous-même, et reconnu vrai.

Votre jeunesse furibonde et hautaine me rappelle la mienne, et vous ne pouvez inventer aucun blasphème nouveau pour moi. Si je vous racontais jusqu’où j’ai poussé la haine de toute chose et l’horreur de la vie, j’aurais l’air de vous faire des romans.

J’avais un ami, un vrai Pylade qui m’a surnommé son Oreste, pour m’avoir vue aux prises avec les Euménides, et pourtant je n’avais tué ni père ni mère. Il avait bien raison de ne me pas prendre au sérieux ; car je me rêvais aussi méchante que les autres hommes, horriblement méchants à mes yeux. Il avait coutume de me dire : « Tu es malade, bien malade ! » C’est peut-être à force de m’entendre répéter ce mot, qu’il m’est venu sur les lèvres, en vous voyant dans vos accès. Je n’y ai pas mis plus d’insolence que ne le faisait mon pauvre Pylade, le plus calme et le plus patient des hommes ! Vous me direz que je n’ai pas l’honneur d’être votre Pylade. Je voudrais pouvoir être celui de tous les hommes qui souffrent et leur faire le bien que mon ami m’a fait.

Vous direz encore que cette amitié universelle est la preuve de mon mauvais cœur. Il se peut, mais je ne le savais pas ; qu’elle vous irrite et vous offense, au lieu de vous calmer, je vous en garderai votre part, et, pour vous la prouver, puisque c’est le moyen, je ne vous la témoignerai pas davantage. Sur ce, ô commandeur des non-croyants ! pardonnez-moi, ne me tuez pas en duel, et remettez dans votre poche un de vos sujets de chagrin les plus mal fondés. Charlotte, qui vous aime, a cru bien faire en vous parlant de moi. Elle s’est trompée, ne l’agitez pas avec cela. Je ne lui en parlerai seulement pas. Elle a eu de bonnes intentions ; car, elle, elle a un cœur affectueux, vous ne pouvez pas le nier.

Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Nous travaillons et cultivons Euripide, Eschyle et Sophocle pour le quart d’heure, dans des traductions sans doute fort plates, mais qui nous laissent encore voir que ces gens-là avaient quelque talent pour leur temps, comme on dirait à la cour.

Moi, je m’occupe à avoir mal à la tête et aux yeux. Je ne sais si vous pourrez me lire. J’aurais mieux fait, pour ma santé, d’avoir le cœur de rocher dont vous me gratifiez, de vous laisser grogner tout votre saoûl, que de m’endommager le nerf optique à vous répondre si longuement.

Pardieu ! je suis bien bête, et je devrais avoir les profits de l’égoïsme, puisque j’en ai les honneurs.

Toute à vous.

G. S.