Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXIX

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CCXXIX

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Nohant, 8 octobre 1843.


Mon cher Charles.

Arnault l’imprimeur a consenti à imprimer cinq cents exemplaires de Fanchette, pour une somme fort minime, à répartir entre les gens de bonne volonté, mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne fût pas trop ostensiblement. On m’accuserait de vanité littéraire, de haine politique ou d’amour du scandale si j’avais l’air de pousser à une publicité particulière dans la localité. Cela m’est parfaitement égal, quant à moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la bonne impression que la lecture du fait a produite.

L’indignation est bonne aux humains et c’est ce qui leur manque le plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ce sentiment chez les ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meilleurs ; ne fût-ce qu’un quart d’heure, ce serait toujours cela ! Je serais donc flattée d’émouvoir ce public-là un instant ; et je crois que quiconque sait épeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin.

Que ne pouvons-nous faire un journal ! Je vous fournirais une série de lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne foi, avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les gens du petit état, et tu sais que ce sont ceux-là qui m’occupent. Les plus bêtes d’entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus fameux d’entre nous, par la même raison qu’un enfant inculte peut tout apprendre, et qu’un vieillard savant et habile ne peut plus réformer en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s’applique qu’à notre génération ; ce serait nier l’avenir, et Dieu m’en préserve ! Tout le monde se corrigera, grands et petits. Mais, si nous donnons aujourd’hui quelques leçons aux petits, je suis persuadée qu’ils nous le rendront bien un jour.

Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette ; rien ne nous empêche, que je sache, d’ouvrir une petite souscription pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale, chose qui n’est pas mauvaise non plus. Mon idée était de faire vendre une partie des exemplaires de son histoire à bas prix, et à son profit ; on aurait distribué l’autre gratis à des artisans.

Vois, cependant, si l’une des bonnes œuvres ne paralyserait pas l’autre ; car nos bienfaiteurs de l’humanité n’aiment pas à donner deux fois. Confères-en avec le Gaulois.

Papet m’a ouvert largement sa bourse d’avance. À qui remettrait-on la gestion de la petite somme que nous pourrions faire ? Pour cela, il faudrait savoir en quelles mains on va mettre Fanchette. Si c’est aux sœurs de l’hôpital, ne sera-t-elle pas victime de leur ressentiment ? ne devrait-on pas l’en retirer ? Je pourrais bien la confier dans mon village à quelque femme honnête et pauvre qui trouverait son compte à la bien soigner.

En faire les frais n’est pas ce qui m’embarrasse ; mais il serait bon que ce ne fût pas, en apparence, un acte particulier de ma seule compassion, mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d’indignations généreuses. Réponds, qu’en penses-tu ? et, si mon idée est bonne, comment faut-il la réaliser ? Faut-il demander l’autorisation de sauver Fanchette à ceux qui l’ont perdue ? Ce serait drôle !

Bonsoir, mon cher enfant. Embrasse Eugénie pour moi, et viens me dire ta réponse avec le Gaulois s’il a le temps, ou sans lui.

Ne m’oublie pas auprès de madame Duvernet.

GEORGE.