Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXVI

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CCXXVI

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 13 juin 1843.


Chère amie,

Il est vrai que je ne vous ai pas écrit depuis bien des jours. J’ai eu d’horribles migraines et je n’ai rien donné à la Revue pour le numéro du 10 ; ce qui vous prouve que j’ai laissé moisir mon encrier et que j’ai été tout à fait hors de combat. Cet affreux temps ne contribue pas peu à m’accabler. Nous aussi, nous faisons du feu tous les jours. Malgré ce triste printemps, je ne peux pas dire qu’excepté vous et mes amis, je regrette Paris, ou, pour mieux dire, que je regrette Paris pour lui-même. Rien que de voir courir les nuages, les arbres plier sous le vent, et la pluie battre les vitres, je me sens à la campagne, je vois un grand horizon, je ne quitte pas ma robe de chambre de la journée, je n’entends pas de sonnette dans mon antichambre, personne ne me fait compliment de mes ouvrages ; enfin, j’oublie entièrement que je suis madame Sand, et le peu de gens que je vois ne l’ont, je crois, jamais su. Cela compense bien la pluie.

Mais ce qui n’a pas de compensation, c’est votre éloignement, et, pour surcroît dans ce moment-ci, celui de Maurice, dont je ne suis guère habituée à me passer. Je m’absorbe dans la lecture et j’arrive à oublier où je suis, à me persuader que je vais entendre Enrico sonner la cloche et que le dîner va nous réunir. Je vois en rêve la culotte à carreaux et le paletot crasseux du matin, de cet aimable être. J’entends mon bon Gaston faire la trompette avec son nez pendant que vous allongez le bout des doigts en criant : Polvo ! Je ne me console, lorsque j’aperçois mon erreur, qu’en pensant que la M*** et le P*** sont peut-être là auprès de vous ; et que, si j’y étais, l’une se croirait obligée de me parler littérature et l’autre philosophie transcendante.

Enfin, vous viendrez à Nohant avec Manoël, Gaston Rico, et alors, comme nous n’aurons ni philosophailleurs ni romançaillières, rien ne nous empêchera de mener une vie de cocagne.

Qu’est-ce que c’est que ces troubles d’Espagne ? Est-ce quelque chose ou n’est-ce rien comme le plus souvent ? Vous n’êtes pas inquiète, j’espère et vous espérez toujours Manoël. Embrassez-le pour moi quinze fois au moins quand vous lui écrirez.

Parlez-moi de notre cher Leroux et parlez-lui de moi. Dites-lui de m’envoyer des livres, s’il peut en trouver encore sur la franc-maçonnerie. J’y suis plongée jusqu’aux oreilles. Dites-lui aussi qu’il m’a jetée là dans un abîme de folies et d’incertitudes, mais que j’y barbote avec courage, sauf à n’en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin, que je l’aime toujours, comme les dévotes aiment leur doux Jésus.

Bonsoir, chère. J’attends Maurice et mon frère dans quinze jours. Je n’ai pas de nouvelles de Papet. Dites à Pététin de se bien porter et de songer à venir nous voir. Je vais écrire à Delacroix. Soignez-vous, accourez sitôt qu’il fera beau, cela ne peut plus tarder.