Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXXI

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CCXXXI

À MADAME MARLIANI, À PARIS


Nohant, 14 novembre 1843.


Mon amie,

Ce que vous me dites de Leroux m’effraye et me fait mal, non pas le mot de M. Jean Reynaud, que je crois sincèrement et profondément jaloux de lui en toute chose. Vous l’avez appris d’ailleurs de madame Roland, qui peut avoir de bonnes et belles qualités, mais qui a aussi de vilains petits défauts, le commérage en première ligne. Vous ne croyez peut-être cela ni de l’un ni de l’autre ; mais vous verrez quelque jour que je ne me trompe pas.

Ce qui m’inquiète, ce sont les vingt jours passés par vous sans voir Leroux ; ce sont mes épreuves qu’il n’a pas corrigées. Je me moque bien de mes épreuves, comme vous pouvez penser ; mais, pour qu’il les ait négligées, lui si bon pour moi, et si régulier à cette corvée, il faut qu’il ait eu, en effet, des préoccupations très grandes. J’ai reçu dernièrement une longue lettre de lui horriblement triste. La pénurie où il se trouvait pour l’achèvement de sa machine, et aussi sans doute pour les besoins de sa famille, est, je le sais, la cause de ses terreurs et de ses angoisses. Je lui ai envoyé aujourd’hui cinq cents francs. J’ai écrit à M. François de lui en remettre autant sur mon travail à la Revue. Mais cela n’est peut-être pas assez.

Je sais que vous êtes bien gênée cette année. Mais ne pouvez-vous cependant trouver quelque chose aussi au fond de vos tiroirs ? Je ne me bornerai pas là pour ma part, malgré la gêne, les crises imprévues, les charges et les dettes. Je pressurerai les mailles de ma maigre bourse et les facultés lucratives de mon cerveau épuisé. Non, nous ne pouvons pas le laisser succomber. La machine réussira-t-elle ou non ?

Ce n’est pas là ce qui m’occupe. Mais il ne faut pas que la lumière de son âme s’éteigne dans ce combat. Il ne faut pas que l’effroi et le découragement l’envahissent, faute de quelques billets de banque. Confessez-le, arrachez-lui le secret de sa détresse. Sa timidité doit redoubler en raison des nombreux services qu’il a déjà reçus de vous. Surmontez-la. Sachez aussi si François a pu lui remettre les autres cinq cents francs que je lui destinais tout de suite. Et, dans le cas contraire, avancez-les-moi pour une quinzaine seulement. En arrivant à Paris, j’aurai encore quelque chose à toucher.

Bonsoir, mon amie ; donnez-moi de ses nouvelles : je ne puis supporter l’idée que ce flambeau peut s’éteindre et nous laisser dans les ténèbres.

À vous de cœur.

G.

Tout cela pour vous seule. Son malheur et notre dévouement sont notre secret à nous.