Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXLIII

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CCXLIII

À M. LEROY - PRÉFET DE L’INDRE


Nohant, ce 24 novembre 1844.


Monsieur le préfet,

Je vous dois des remerciements pour l’obligeance que vous m’avez témoignée tout en vous occupant charitablement de Fanchette[1]. La bonne volonté que vous voulez bien m’exprimer à cette occasion me trouve reconnaissante, et je ne craindrai pas de m’adresser à vous lorsque j’aurai à solliciter votre appui pour quelque malheureux.

Mais vos généreuses offres à cet égard sont accompagnées de quelques réflexions auxquelles il m’est impossible de ne pas répondre, et, bien que la lettre dont mon ami M. Rollinat m’a donné communication ne me soit pas adressée, je crois plus sincère et plus poli d’y répondre directement que d’en charger un tiers, quelle que soit l’intimité qui me lie à M. Rollinat.

Vous accusez l’Éclaireur, que je ne dirige pas, que je n’influence pas davantage, mais auquel je prête mon concours, de mensonge et de grossièreté envers vous. Je ne suis pas chargée de défendre mes amis auprès de vous, je ne veux les désavouer en rien ; mais ne suis pas solidaire de leurs actes et de leurs écrits. J’ai fait mes réserves à cet égard, et j’ai dû ce respect à leur indépendance ; mais, si vous désirez savoir mon opinion sur la polémique personnelle en politique, je suis prête à vous le dire, et vous crois digne qu’on vous parle franchement.

Je ne m’occupe point de cette polémique, mes goûts et surtout mon sexe m’en détournent. Une femme qui s’attaquerait à des hommes dans des vues de ressentiment et d’antipathie serait peu brave.

Les hommes ont pour dernière ressource, quand ils se croient outragés, d’autres armes que la plume, et, comme je ne veux pas me battre en duel, je ne me servirai jamais de la faculté d’exprimer mes sentiments que pour des causes générales ou pour la défense de quelque malheur. Mes griefs particuliers ne m’ont jamais fait publier une ligne contre qui que ce soit, et je ne suis pas d’humeur à changer de système. Quelques autres considérations qui tiennent à mon expérience m’éloignent encore de la polémique de parti. Je trouve que l’esprit du gouvernement est odieux et lâche à l’égard de la presse indépendante ; mais, avant de condamner les mandataires du pouvoir, je voudrais être mieux renseignée, sur la manière dont ils obéissent à leur consigne, que je ne l’ai été dans l’affaire de l’Éclaireur. Selon ma manière de voir, un fonctionnaire dans votre position ne devrait pas être personnellement mis en cause, à moins qu’il n’eût outrepassé son mandat, comme l’a fait, à ce qu’il me semble, mon neveu M. de Villeneuve préfet d’Orléans. Je plains les administrateurs en général plus que je ne les condamne, et voici pourquoi :

Je suis certaine qu’ils n’obéissent qu’avec regret et répugnance à plusieurs de leurs attributions secrètes, et qu’ils rougiraient de se faire hommes de parti de leur propre impulsion. Mais les gouvernements s’efforcent sans cesse d’avilir la dignité et l’intégrité de leur magistrature, en les faisant complices de leurs passions. C’est par là qu’ils leur ôtent la confiance et les sympathies de leurs administrés. C’est un grand crime et une lourde faute dans laquelle tombent tous les gouvernements absolus de fait ou d’intention. Le gouvernement est donc le coupable, lâchement caché derrière vous. Le devoir de votre position est de nier ses torts et d’en assumer la responsabilité. Triste nécessité que vous ne pouvez pas m’avouer, monsieur ; mais, moi, je sais ce dont je parle, et c’est le secret de ma tolérance envers les hommes publics.

Si mes amis de l’Éclaireur ont été moins calmes, vous ne devez pas vous en étonner beaucoup et vous n’avez guère le droit de vous en fâcher. En acceptant les fonctions que vous occupez, vous avez dû prévoir qu’une guerre systématique et inévitable, provoquée par vous à la première occasion, allumerait une guerre moins froide, mais une guerre ostensible. J’ai prévu dès le commencement que mes amis seraient entraînés à cette guerre, et j’ai regretté que vous, qu’on dit homme de bien, fussiez obligé d’en jeter les premiers tisons. Vous aimez à faire le bien, vous devez souffrir quand on vous condamne à faire le mal.

Quant à moi, par les raisons que je vous ai exposées, je ne me serais pas chargée de vous accuser. Mais vous dites, monsieur le préfet, que, lorsque Messieurs de l’Éclaireur vous feront de mauvais compliments, vous serez certain que je n’y suis pour rien. Vous n’aurez pas de peine à le croire, je ne dicte rien, j’aime mieux écrire moi-même, c’est plus tôt fait, et je signe tout ce que j’écris. Il est fort possible que j’aie à m’occuper des actes administratifs de ma localité, et de quelque malheur particulier à propos des malheurs publics. Je regarderai toujours comme un devoir de prendre le parti du faible, de l’ignorant et du misérable, contre le puissant, l’habile et le riche, par conséquent contre les intérêts de la bourgeoisie, contre les miens propres, s’il le faut ; contre vous-même, monsieur le préfet, si les actes de votre administration ne sont pas toujours paternels. Vous ne pouvez ni me craindre ni m’attribuer la sottise de vous faire une menace ; mais je manquerais à toute loyauté si je ne répondais par ma bonne foi à la bonne foi de vos expressions. Dans vos attributions involontaires d’homme politique, moi qui déplore l’alliance monstrueuse de l’homme de parti et du magistrat, je ne me sens pas le courage de vous blâmer, puisque vous n’êtes pas libre de me répondre comme homme de parti, forcé que vous êtes d’agir comme tel en secret. Comme magistrat, vous serez toujours libre de vous disculper si l’on se trompe, parce que là tous vos actes sont publics. Je fais ces réserves pour l’acquit de ma conscience ; car je crois fermement, d’après votre conduite dans l’affaire des enfants trouvés, que nous n’aurons qu’à louer votre justice et votre humanité.

Maintenant, monsieur le préfet, vous dirai-je à mon tour que je ne vous rends pas solidaire des injures et des grossièretés qui me sont adressées par le Journal de l’Indre ? Si cela ne rentrait pas dans le secret de vos obligations et de vos moyens, je pourrais vous accuser sévèrement, et vous dire que je n’influence pas même l’Éclaireur, tandis que vous gouvernez le journal de la préfecture, de par vos fonctions gouvernementales. Or il m’est revenu qu’on m’y sommait un peu brutalement de répondre à de fort beaux raisonnements que je n’ai pas lus, et qu’irrité de mon silence, on m’y traitait vaillamment de philanthrope à tant la phrase, ou quelque chose de semblable. J’ai beaucoup ri de voir le scribe gagé de la préfecture accuser de spéculation le collaborateur gratuit de l’Éclaireur. Vous pouvez faire savoir à votre champion officieux, monsieur le préfet, qu’il se donne un mal inutile et que je ne lui répondrai jamais. J’ai été provoquée par de plus gros messieurs, et, depuis douze ans que cela dure, je n’ai pas encore trouvé l’occasion de me fâcher. Seulement je pense que ce que je disais tout à l’heure des femmes qui ne doivent pas attaquer, à cause de leur impunité dans certains cas, serait applicable relativement à certains hommes. Je suis bien persuadée que vous ne lisez pas le journal de la préfecture : vous êtes de trop bonne compagnie pour cela. Pourtant cela rentre dans les nécessités désagréables de votre administration, et, si vous ne lavez pas de temps en temps la tête à vos gens, ils feront mille maladresses.

Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d’un homme d’esprit ; car, lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c’est à M. Leroy que je m’adresse, et le collaborateur de l’Éclaireur n’y est pour rien, vous le voyez, non plus que M. le préfet de l’Indre ; nous parlons de ces personnes-là ; mais celle qui a l’honneur de vous présenter ses sentiments les plus distingués c’est

GEORGE SAND.
  1. George Sand a écrit la touchante histoire de cette pauvre fille idiote, que la sœur supérieure de l’hôpital de la Châtre traitait avec tant d’inhumanité.