Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXXXV

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CCXXXV

M. F. GUILLON, À PARIS


Paris, 14 février 1844.


M’en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré la crinière d’un vieux lion ? c’est qu’il faut bien que je vous le dise, George Sand n’est qu’un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres, pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Ôtez-vous donc de l’esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu’un croyant docile et pénétré.

D’aucuns, comme on dit en Berry, prétendent que c’est l’amour qui fait ces miracles. L’amour de l’âme, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n’ai jamais songé à toucher un cheveu et n’ai jamais eu plus de rapports avec elle qu’avec la barbe du Grand Turc.

Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c’est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l’engouement équivoque d’une petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a donc encore de la religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon cœur comme vous le sentez dans le vôtre.

Maintenant réfléchissez bien. Nous ne nous sommes parlé que ce soir. Les autres entrevues ont été consacrées à examiner les possibilités de l’affaire, et, si mes amis du Berry me confirment mes pouvoirs, il n’y a pas de difficultés matérielles à notre association.

Mais il y a les difficultés intellectuelles et morales qui peuvent naître de la doctrine, sans laquelle nous ne ferons rien d’utile et de bon ; il faut donc que nous soyons d’accord sur ce point que, vous et moi, nous ne fassions qu’une tête et qu’une conscience. Je n’ai pas d’amour-propre, je ne crois en aucune chose valoir et peser plus que vous. Je ne voudrais jamais rien exiger. Je voudrais seulement qu’à nous deux nous fissions la tierce juste et non la dissonante.

Devant l’excellent M. de Pompéry, je n’aurais pas osé vous parler du fond de ma croyance. Il discute trop, la discussion me fatigue, et je trouve que c’est du temps perdu, quand on n’a pas quelque but à poursuivre ensemble. Seule, je ne me suis pas senti l’autorité de vous dire que je crois plus à l’eau de la source où j’ai puisé ma vie qu’à celle où vous avez puisé de votre côté. J’ai voulu que vous vissiez ma loi vivante, et je l’avais prié d’être bien net avec vous, parce qu’une heure de cette parole claire et pleine vous montre mieux mon être que ce que je ne saurais dire moi-même. Ce n’est donc pas un interrogatoire ou un examen auquel on vous a soumis : c’est un livre qu’on a ouvert devant vous, afin que vous sachiez bien ce qui est là, et que, s’il vous répugne d’y étudier la vita nuova, vous puissiez reprendre votre liberté d’examen et refuser de vous associer à notre genre d’utopie.

Voyez bien, tâtez-vous. De mon caractère dans les relations de la vie, vous n’aurez jamais à vous plaindre ; mais, de ma manière de comprendre l’action sociale, il est possible que vous ne puissiez plus vous accommoder. Vous n’avez pas bien lu Leroux, vous n’avez pas lu les dernières pages de la Comtesse de Rudolstadt, autrement vous n’auriez pas été étonné d’entendre ce que vous avez entendu ce soir. Il ne faut pas que vous partiez pour un monde inconnu, sans vous y sentir appelé par les instincts du cœur et de l’intelligence. Repensez-y et ne faites cette campagne qu’avec le sentiment qu’elle est bonne et utile ; car il y a des politiques et des socialistes dits pratiques qui jugent Leroux un rêveur dangereux, et moi une franche bête de croire en lui, tandis qu’en entrant dans la réalité, dans les moyens, j’aurais plus d’argent de mes éditeurs et plus de louanges dans les journaux.

Nous voilà ! Vous nous connaissez un peu mieux ; écrivez-moi quand vous aurez fait votre examen de conscience et fixé votre jugement sur nous.

Tout à vous.

G. SAND.