Correspondance 1812-1876, 2/1845/CCLI

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CCLI

À M. HIPPOLYTE CHATIRON, À MONTGIVRAY


Paris, 14 décembre 1845.


J’ai reçu ta lettre à Chenonceaux, et je sais, cher ami, que tu as eu bien de l’ennui en voyage, de mauvaises places, et tout le désagrément d’un grand acte d’obligeance fraternelle. Je t’en remercie et te prie de me pardonner cette course que je t’ai fait faire, mais où tu as été bien utile à notre jeune et jolie parente. J’espère que tu es reposé et que tu ne m’en veux pas d’avoir usé de ton zèle et de ton bon vouloir.

Nous nous sommes royalement ennuyés au milieu des grandeurs du passé, surtout les deux premiers jours. Peu à peu pourtant nous nous sommes trouvés plus à l’aise, et nous nous sommes quittés tous fort tendrement. Le fait est que nos hôtes ont été excellents pour moi et pour mes enfants. Mais croirais-tu que nous avons trouvé tout le contraire de ce qui était à prévoir ? René très conservé physiquement, mais vieilli de cent ans au moral, pétrifié comme ses sculptures et ses armoiries, ne parlant que de ses ancêtres, de ceux de sa femme et de son gendre ; enfin un marquis de Tuffières ! La qualité l’entête, comme dit le Misanthrope : et cela est d’autant plus étrange à entendre, que son caractère est resté bon, simple, affectueux et soumis. Quant à Appoline[1], c’est un miracle que la grâce, l’effusion et la bienveillance qu’elle a acquises en vieillissant. Elle a été charmante pour Solange et pour Maurice, et avec moi, vraiment affectueuse, sensée et naturelle. Elle est fort dévote maintenant, mais très tolérante et charitable.

Quand mon père disait qu’avec de bonnes et grandes qualités, elle avait des petitesses incompréhensibles, il la jugeait bien. Elle a des petitesses, en effet, mais moins qu’on ne le croirait d’après son passé, et, quant aux grandes qualités, elle en est certainement douée. Elle a de l’enthousiasme et de la jeunesse d’esprit, je crois qu’elle a éteint son mari à son profit.

Madame de la Roche-Aymon est la plus douce, la plus faible et la plus tendre créature du monde. Son mari a été charmant pour nous et pour Maurice en particulier, avec qui il a causé batailles et victoires de l’Empire. Il était colonel alors et il a fait les guerres d’Espagne. Au fond, tout ce monde-là n’a plus d’opinions politiques, à force d’en avoir eu. On a le portrait d’Henri V pour la forme, mais celui de Napoléon à côté pour le sentiment.

Chenonceaux est une merveille. L’intérieur est arrangé à l’antique avec beaucoup d’art et d’élégance. On y jette toujours son pot de chambre par la fenêtre, ce qui faisait le bonheur de Maurice. Nous avons vu aussi Loches en détail ; c’est fort curieux et intéressant, nous en aurons donc beaucoup à te raconter.

Maurice repart dans quelques jours pour Guillery. Je vais bien m’ennuyer sans lui, moi qui ne m’amuse de rien à Paris. La sublime Solange va reprendre ses leçons. Tortillard[2] travaille dans le décor de l’Odéon. Augustine[3] se porte bien et te fait mille remerciements. La Luce[4] trouve le spectacle ben brave ; mais ceux gens qui vous argardent à travers des culs de bouteille en mode de linettes ça lui convint pas. C’est des argardures trop effrontées. Elle s’amuse beaucoup jusqu’à présent.

Bonsoir, cher vieux ; embrasse ta femme pour moi et donne-moi de tes nouvelles.

  1. Appoline, comtesse de Villeneuve, épouse de René de Villeneuve.
  2. Eugène Lambert, artiste peintre.
  3. Augustine Brault, cousine de George Sand.
  4. Petite bonne de mademoiselle Solange.