Correspondance 1812-1876, 2/1845/CCXLVII

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CCXLVII

À M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, À PARIS


Paris, janvier 1845.


Laissez-moi tranquille avec votre fouriérisme, mon bon monsieur de Pompéry ! J’aime mieux le pompérysme ; car, si Fourier a quelque chose de bon, c’est vous qui l’avez fait. Vous êtes tout cœur et tout droiture ; mais vous n’êtes qu’un poète quand vous prétendez marier Leroux et Fourier dans votre cœur. Que cela vous soit possible, apparemment oui, puisque cela est ; mais c’est un tour de force dont mon imagination n’est pas capable. Les disciples de Fourier n’aiment leur maître que parce qu’ils l’ont refait à leur guise, et encore ne l’ont-ils pas fait tous à la mienne. Votre Démocratie pacifique est froidement raisonnable, et froidement utopiste. Tout ce qui est froid me gèle, le froid est mon ennemi personnel. Ils n’ont auprès d’eux qu’un homme fort, dont le nom ne me revient pas maintenant… (ah ! Vidal…), mais qui a parlé d’économie politique dans la Revue indépendante, l’année dernière ; et un homme excellent et sage, qui est vous. Et encore ne pouvez-vous ni l’un ni l’autre être avec eux.

Parlez-moi de madame Flora Tristan, je suis mieux informée que vous. Elle est ici : madame Roland s’en occupe et l’a placée chez madame Bascans, rue de Chaillot, no 70. C’est la pension d’où ma fille est sortie. Pension excellente et dirigée par un ménage tout à fait respectable et intelligent. Madame Roland m’a amené cette jeune fille, dont je ne sais pas le vrai nom, mais qui est la fille de Flora et qui paraît aussi tendre et aussi bonne que sa mère était impérieuse et colère. Cette enfant a l’air d’un ange ; sa tristesse, son deuil et ses beaux yeux, son isolement, son air modeste et affectueux m’ont été au cœur. Sa mère l’aimait-elle ? Pourquoi étaient-elles ainsi séparées ? Quel apostolat peut donc faire oublier et envoyer si loin, dans un magasin de modes, un être si charmant et si adorable ? j’aimerais bien mieux que nous lui fissions un sort que d’élever un monument à sa mère, qui ne m’a jamais été sympathique malgré son courage et sa conviction. Il y avait trop de vanité et de sottise chez elle. Quand les gens sont morts, on se prosterne ; c’est bien de respecter le mystère de la mort ; mais pourquoi mentir ? moi, je ne saurais.

J’ai un conseil à vous donner, mon cher Pompéry ; c’est de devenir amoureux de cette jeune fille (ce ne sera pas difficile) et de l’épouser. Cela sera une belle et bonne action, cela vaudra mieux que d’être amoureux de Fourier. Vous êtes un digne homme, vous la rendrez heureuse. Et il est impossible que vous ne le soyez pas, à cause de cela d’abord, ensuite parce qu’il est impossible qu’avec une pareille figure, elle ne soit pas un être adorable. Le bon Dieu serait un menteur s’il en était autrement. Allons ! partez pour la rue de Chaillot et invitez-moi bientôt à vos noces.

Tout à vous de cœur.

GEORGE SAND.