Correspondance 1812-1876, 2/1847/CCLXII

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CCLXII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 9 août 1847.


Maintenant, mes enfants, je ne vous marquerai plus d’époque ni de jour pour venir. Cela nous a toujours porté malheur, et, quand vous pourrez venir, vous suivrez l’inspiration du moment, c’est-à-dire vous profiterez du concours de circonstances qui vous paraîtra le plus favorable : température, liberté d’autres soins, santé, repos d’esprit, envie même de voyager ; car il faut tout cela pour qu’un voyage ne soit pas quelque chose de solennel et même d’un peu effrayant. À vous dire vrai, je suis tellement consternée du guignon qui s’est attaché à vous, dans toutes ces circonstances, que je n’oserai plus jamais vous dire : « Venez, je vous attends. » Je n’étais pas superstitieuse pourtant, et je le suis devenue à force de malheur depuis deux ans. Tous les chagrins m’ont accablée par un enchaînement fatal ; mes plus pures intentions ont eu des résultats funestes pour moi et pour ceux que j’aime ; mes meilleures actions ont été blâmées par les hommes et châtiées par le ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout ? Non ! tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici n’est rien, et, depuis ma dernière lettre, j’ai épuisé tout ce que le calice de la vie a de désespérant. C’est même si amer et si inouï, que je ne puis en parler, du moins je ne puis l’écrire. Cela même me ferait trop de mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais, si je ne reprends courage et santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je n’ose pas appeler Désirée avec l’ardeur que j’y aurais mise avant tous mes chagrins. Je crains que cette chère enfant ne me trouve toute différente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J’étais, quand vous m’avez vue, dans un état de sérénité, à la suite de grandes lassitudes. J’espérais du moins, pour la vieillesse où j’entrais, la récompense de grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et d’une vie entière de dévouement et d’abnégation. Je ne demandais qu’à rendre heureux les objets de mon affection. Eh bien ! j’ai été payée d’ingratitude, et le mal l’a emporté dans une âme dont j’aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. À présent, je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tâche jusqu’au bout. Que Dieu m’assiste ! je crois en lui et j’espère !

Nous avons ici un temps affreux, de la pluie par torrents, un ciel sombre et froid depuis huit jours. On ne peut finir les moissons. Cela ne contribue pas peu à me rendre triste. Augustine a beaucoup souffert, mais elle a eu un grand courage, un vrai sentiment de sa dignité ; et sa santé, Dieu merci, n’a pas été atteinte. Mon bon Maurice est toujours calme, occupé, enjoué. Il me soutient et me console. Solange est à Paris avec son mari ; ils vont voyager. Chopin est à Paris aussi ; sa santé ne lui a pas encore permis de faire le voyage ; mais il va mieux. Nous attendons tous les jours l’ouverture du chemin de fer qui nous permettra d’aller de Châteauroux à Paris en quelques heures, et qui nous était promise pour le mois dernier.

Cette morsure dont vous me parlez m’inquiète, non pas que je croie aux suites de l’accident. En général, j’y crois peu, et j’ai toujours vu l’imagination faire tout le mal. Mais, justement, je crains les agitations de votre esprit. Je suis sûre que vous ne serez pas malade. Votre sang est trop pur, et je parie que le chien était le plus innocent du monde. Mais vous allez vous tourmenter : je vous connais. Je vous supplie, mon enfant, de n’y pas penser du tout et même d’en rire, et de m’écrire que vous n’y songez plus.

Bonsoir, cher fils ; votre mère vous bénit dans la douleur comme dans le repos. J’embrasse vos deux anges. Dites-moi donc ce que vous avez déboursé, je le veux.

Merci pour Borie de votre souvenir. Il est à Orléans, à la tête d’un journal. Il viendra passer avec nous le mois de septembre.