Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXII

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CCLXXII

À M. DE LAMARTINE, À PARIS


Paris, avril 1848.


Monsieur,

Je vous comprends bien. Vous ne songez qu’à éviter une révolution, l’effusion du sang, les violences, un avènement trop prompt de la démocratie aveugle et encore barbare sous bien des rapports. Je crois que vous vous exagérez, d’une part, l’état d’enfance de cette démocratie, et que, de l’autre, vous doutez des rapides et divins progrès que ses convulsions lui feraient faire. Pourquoi en doutez-vous, vous qui lisez dans le sein de Dieu et qui voyez combien cette humanité en travail lui est chère ! vous qui pouvez juger des miracles que la Toute-Puissance tient en réserve pour l’intelligence des faibles et des opprimés, d’après les révélations sublimes qui sont tombées dans votre âme de poète et d’artiste ? Eh quoi ! en peu d’années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes régions de la pensée humaine, et, vous faisant jour au sein des ténèbres du catholicisme, vous avez été emporté par l’esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je répète du matin au soir :

« Plus il fait clair, mieux on voit Dieu ! »

Vous avez emporté, avec les flammes qui jaillissaient de vous, ce milieu de vaine fumée et de pâles brouillards où la vanité du monde voulait vous retenir ; et, maintenant, vous ne croiriez pas que la volonté divine, qui a accompli ce miracle dans un individu, puisse faire briller les mêmes éclairs de vérité sur tout un peuple ? vous croyez qu’il attendra des siècles pour réaliser le tableau magique qu’il vous a permis d’entrevoir ? Oh non ! oh non ! Son règne est plus proche que vous ne pensez, et, s’il est proche, c’est qu’il est légitime, c’est qu’il est saint, c’est qu’il est marqué au cadran des siècles. Vous vous trompez d’heure, grand poète, et grand homme ! Vous croyez vivre dans ces temps où le devoir de l’homme de bien et de l’homme de génie sont identiques, et tendent également à retarder la ruine de sociétés encore bonnes et durables ! Vous croyez que la ruine commence, tandis qu’elle est consommée, et qu’une dernière pierre la retient encore ! Voulez-vous donc être cette dernière pierre, la clef de cette voûte impure, vous qui haïssez les impuretés dans le fond de votre cœur, et qui reniez le culte de Mammon à la face de la terre, dans vos élans lyriques ?

Si cette société d’hommes d’affaires à laquelle vous vous abaissez s’occupait franchement de l’émancipation de la famille humaine, je vous admirerais comme un saint, et je dirais que c’est joindre la douceur de Jésus à son génie, que de manger à la table des centeniers pour les amener à la vérité. Mais vous savez bien que vous n’amènerez pas de pareils résultats. Ce miracle de convertir et de toucher les âmes corrompues ou abruties n’est que dans la main de l’Éternel, et il paraît que ce n’est point par là qu’il veut entamer la régénération, puisqu’il n’éclaire et n’attendrit aucune de ces âmes ; c’est par-dessous qu’il travaille, et tout le dessus semble devoir être écarté comme une vaine écume. Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer et non avec ceux qu’il éclaire ? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie et le prolétariat pour prêcher à l’un la résignation, c’est-à-dire la continuation de ses maux jusqu’à un nouvel ordre que vos hommes d’affaires retarderont le plus qu’ils pourront, à l’autre des sacrifices qui n’aboutiront qu’à de petites concessions, encore seront-elles amenées par la peur plus que par la persuasion ?

Eh ! mon Dieu, si la peur seule peut les ébranler et les vaincre, mettez-vous donc avec ces prolétaires pour menacer, sauf à vous placer en travers le lendemain pour les empêcher d’exécuter leurs menaces. Puisqu’il vous faut de l’action, puisque vous êtes une nature laborieuse, aimant à mettre la main à l’œuvre, voilà la seule action digne de vous ; car les temps sont mûrs pour cette action, et elle vous surprendra au milieu du calme impartial où vous vous retranchez, fermant les yeux et les oreilles, devant le flot qui monte et qui gronde. Mon Dieu, mon Dieu, il en est temps encore, et, puisque votre cœur est plein de la vérité et de son amour, il n’y a entre ce peuple et vous qu’une erreur de calcul dans le calendrier, que vous consultez chacun d’un point de vue différent. Ne faites pas dire à la postérité : « Ce grand homme mourut les yeux ouverts sur l’avenir et fermés sur le présent. Il prédit le règne de la justice, et, par une étrange contradiction trop fréquente chez les hommes célèbres, il se cramponna au passé et ne travailla qu’à le prolonger. Il est vrai qu’un vers de lui eut plus de valeur et plus d’effet que tous les travaux politiques de sa vie ; car, ce vers, c’était la voix de Dieu qui parlait en lui, et, ces travaux politiques, c’était l’erreur humaine qui l’y condamnait ; mais il est cruel de ne pouvoir l’enregistrer que parmi les lumières, et non parmi les dévouements de cette époque de lutte dont il méconnut trop la marche rapide et l’issue immédiate. »

Si vous arrivez à la présidence de la Chambre, et que vous ne soyez pas, sur le fauteuil, un autre homme que celui de la chambre voûtée de Saint-Point, tant mieux. Je crois que, là, vous pouvez faire beaucoup de bien ; car vous avez de la conscience, vous êtes pur, incorruptible, sincère, honnête dans toute l’acception du mot en politique, je le sais maintenant ; mais qu’il vous faudrait de force, d’enthousiasme, d’abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le même homme que vous êtes en vers ! Non, vous ne le serez pas ; vous craindrez trop l’étrangeté, le ridicule ; vous serez trop soumis aux convenances ; vous penserez qu’il faut parler à des hommes d’affaires comme avec des hommes d’affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte étroite et sourde, la voix d’un homme de cœur et de génie retentit dans l’espace et remue le monde.

Non, vous ne l’oserez pas ! après avoir dit les choses magnifiques dont vos discours sont remplis, vous viendrez, avec votre second mouvement, — ce second mouvement qui justifie si bien l’odieux proverbe de M. de Talleyrand, — calmer l’irritation qu’excitent vos hardiesses et passer l’éponge sur vos caractères de feu. Vous viendrez encore dire comme dans vos vers : « N’ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis point un démocrate, je craindrais trop de vous paraître démagogue. » Non, vous n’oserez pas !

Et ce n’est pas la peur des âmes basses qui vous en empêchera ; je sais bien que vous affronteriez la misère et les supplices ; mais ce sera la peur du scandale, et vous craindrez ces petits hommes capables qui se posent en hommes d’État et qui diraient d’un air dépité : « Il est fou, il est ignorant, il est grossier et flatte le peuple ; il n’est que poète, il n’est pas homme d’État, profond politique comme nous. » Comme eux ! comme eux qui se rengorgent et se gonflent, un pied dans l’abîme qui s’entr’ouvre sans qu’ils s’en doutent et qui déjà les entraîne !

Mais, quand même l’univers entier méconnaîtrait un grand homme courageux, quand le peuple même, ingrat et aveuglé, viendrait vous traiter de fou, de rêveur et de niais… Mais non, vous n’êtes pas fanatique, et cependant vous devriez l’être, vous à qui Dieu parle sur le Sinaï. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire, mais vous ne devez pas y être un homme ordinaire. Vous devez porter les feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais cœurs languissent et se paralysent.

Vous êtes un homme d’intelligence et un homme de bien. Il vous reste à être un homme vertueux.

Faites, ô source de lumière et d’amour, que le zèle de votre maison dévore le cœur de cette créature d’élite !