Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXVI

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CCLXXVI

AU MÊME


Paris, 21 avril 1848.


Ne t’inquiète pas. Tu ne m’as pas dit quelles raisons tu avais eues pour casser ton conseil, mais il aurait fallu commencer par là.

Quoi qu’il en soit, je te réponds que tu n’auras pas le dessous ; j’ai parlé de cela à Ledru-Rollin, qui m’a dit que probablement tu n’avais pas agi ainsi par caprice, que sans doute il y avait nécessité, et que tu devais être appuyé et soutenu. Je viens d’écrire à Fleury un peu ferme là-dessus ; ne te laisse pas émouvoir par les récriminations et les menaces.

Tout homme qui agit révolutionnairement en ce moment-ci, qu’il soit membre du gouvernement provisoire ou maire de Nohant-Vic, trouve la résistance, la réaction, la haine, la menace. Est-ce possible autrement, et aurions-nous grand mérite à être révolutionnaires si tout allait de soi-même, et si nous n’avions qu’à vouloir pour réussir ? Non, nous sommes, et nous serons peut-être toujours dans un combat obstiné.

Ai-je vécu autrement depuis que j’existe, et avons-nous pu croire que trois jours de combat dans la rue donneraient à notre idée un règne sans trouble, sans obstacle et sans péril ? Nous sommes sur la brèche à Paris comme à Nohant. La contre-révolution est sous le chaume comme sous le marbre des palais. Allons toujours ! ne t’irrite pas, tiens ferme, et surtout habitue tes nerfs à cet état de lutte qui deviendra bientôt un état normal. Tu sais bien qu’on s’accoutume à dormir dans le bruit. Il ne faut jamais croire que nous pourrons nous arrêter. Pourvu que nous marchions en avant, voilà notre victoire et notre repos.

La fête de la Fraternité a été la plus belle journée de l’histoire. Un million d’âmes, oubliant toute rancune, toute différence d’intérêts, pardonnant au passé, se moquant de l’avenir, et s’embrassant d’un bout de Paris à l’autre au cri de Vive la fraternité ! c’était sublime. Il me faudrait t’écrire vingt pages pour te raconter tout ce qui s’est passé, et je n’ai pas cinq minutes. Comme spectacle, tu ne peux pas t’en faire d’idée. Tu en trouveras une relation bien abrégée dans le Bulletin de la République et dans la Cause du peuple. La reçois-tu, à propos ? J’ai affaire à la plus détestable boutique d’éditeurs qu’il y ait ; ils n’envoient pas les numéros et s’étonnent de ne pas recevoir d’abonnements. Je vais changer tout cela.

Mais, pour revenir à cette fête, elle signifie plus que toutes les intrigues de la journée du 15. Elle prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos différends, toutes nos nuances d’idées, mais qu’il sent vivement les grandes choses et qu’il les veut. Courage donc ! demain peut-être, tout ce pacte sublime juré par la multitude sera brisé dans la conscience des individus ; mais, aussitôt que la lutte essayera de reparaître, le peuple (c’est-à-dire tous) se lèvera et dira :

— Taisez-vous et marchons !

Ah ! que t’ai regretté hier ! Du haut de l’arc de l’Étoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite ! De la Bastille, de l’Observatoire à l’Arc de triomphe et au delà et en deçà hors de Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés comme un mur qui marche, l’artillerie, toutes les armes de la ligne, de la mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes les pompes de l’armée, toutes les guenilles de la sainte canaille, et toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant, criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C’était vraiment sublime. Lis les journaux, ils en valent la peine ; tu aurais été fou de voir cela ! Je l’ai vu pendant deux heures, et je n’en avais pas assez ; et, le soir, les illuminations, le défilé des troupes, la torche en main, une armée de feu, ah ! mon pauvre garçon, où étais-tu ? J’ai pensé à toi plus de cent fois par heure. Il faut que tu viennes au 5 mai, quand même on devrait brûler Nohant pendant ce temps-là.

Adieu ; je t’aime.