Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXVIII

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CCLXXXVIII

À M. EDMOND PLAUCHUT, À ANGOULÊME


Nohant, 14 octobre 1848.


Monsieur,

Les idées que je vous ai exprimées au courant de la plume dans ma dernière lettre sont trop incomplètes pour être publiées. On peut faire sans cérémonie un échange d’idées par lettres ; mais il ne faut soumettre au public que ce qu’on a travaillé de son mieux, et cela, non par respect de soi-même et vanité d’écrivain, mais par respect pour l’idée même qu’on doit présenter sous la meilleure forme possible. Je m’occupe en ce moment, avec un de mes amis, d’un travail aussi complet, et pourtant aussi court et aussi simple que nous pouvons le résumer, sur la question que je vous ai exposée rapidement dans ma lettre. Cette brochure[1] paraîtra incessamment et je vous en enverrai plusieurs exemplaires. Si le principe développé ainsi vous paraît juste et satisfaisant, vous pourrez, par l’action que vous exercez autour de vous, lui donner une extension et l’appuyer de preuves nouvelles ; car une idée n’est à personne et son application est l’œuvre de tous.

Je vous remercie des paroles affectueuses et sympathiques que vous m’adressez personnellement. Mes sentiments n’ont de valeur que parce qu’ils répondent au sentiment des âmes généreuses, et qu’ils le confirment comme ils sont confirmés par lui.

Agréez, monsieur, pour vous et vos amis, l’expression de mon dévouement fraternel.

GEORGE SAND.


Je rouvre ma lettre pour répondre à une question que vous m’adressiez, et j’y répondrai mal, parce que je suis comme vous dans de grandes incertitudes en face du fait politique. D’abord, je pense être d’accord avec vous sur ce point : l’institution de la présidence est mauvaise et c’est une sorte de restauration demi-monarchique. Ensuite (le président accordé), faut-il qu’il soit nommé par le peuple ou par l’Assemblée nationale ? En principe, il doit être nommé par le peuple, tous les démocrates sont d’accord là-dessus ; car le contraire est le rétablissement du suffrage à deux degrés.

Mais, en fait, des républicains très sincères ont voté pour la nomination par l’Assemblée, pensant que les besoins de la politique exigeaient cette infraction au principe. Moi, j’avoue que je déteste ce qu’on appelle aujourd’hui la politique, c’est-à-dire cet art maladroit, peu sincère et toujours déjoué dans ses calculs par la fatalité ou la Providence, de substituer à la logique et à la vérité des prévisions, des ressources, des transactions, la raison d’État des monarchies, en un mot. Jamais l’instinct du peuple ne ratifiera les actes de la politique proprement dite, parce que l’instinct populaire est grand quand Dieu souffle sur lui, tandis que l’esprit de Dieu est toujours absent de ces conciliabules d’individus où l’on fabrique avec de grands moyens de si petits expédients.

Pourtant, le peuple va se tromper et manquer de lumière et d’inspiration dans le choix de son président. Du moins, on le prévoit et on craint l’élection du prétendant. Qu’y faire ? En lui laissant son droit, on lui laisse au moins l’intelligence et la foi du principe, et il vaut mieux qu’il en fasse, au début, un mauvais usage que s’il perdait la notion de son droit et de son devoir en secondant avec prudence et habileté les exigences de la politique.

S’il fait un mauvais choix, il pourra aussi le défaire, au lieu que, s’il ne fait pas de choix du tout, il n’y aura pas de raison pour qu’il ne subisse pas celui qu’on aura fait à sa place.

  1. Travailleurs et propriétaires, par Victor Borie.