Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCC

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CCC

AU MÊME


Nohant, 5 juillet 1849.


Mon frère et mon ami,

Allons au fond de la question, puisque vous le voulez. Laissons de côté mon dégoût et mon découragement, comme une situation toute personnelle qui ne prouve rien pour ou contre vos vues et moyens. J’avais à dessein omis, dans ma dernière lettre, de répondre à ce que vous me disiez de Louis Blanc, parce que je ne voulais pas en venir à vous parler de Ledru-Rollin. Je trouvais inutile de confier au papier des jugements qui, par le temps de police qui court, peuvent toujours tomber dans les mains de nos ennemis. — Mais, puisque vous y revenez, je vous dois de m’expliquer.

Vous faites de la politique, dans ce moment-ci, rien que de la politique. Vous êtes au fond aussi socialiste que moi, je le sais ; mais vous réservez les questions d’avenir pour des temps meilleurs, et vous croyez qu’une association toute politique entre quelques hommes qui représentent la situation républicaine telle qu’elle peut être, en ce moment, est un devoir pour vous. Vous le faites, vous surmontez vos répugnances (vous m’écriviez cela dans la lettre à laquelle j’ai répondu), vous croyez enfin qu’il n’y a rien autre chose à faire. Il est possible ; mais est-ce une raison pour le faire ? Là est la question.

Vous voyez les choses en grand ; vous faites bon marché des individus ; vous admettez l’homme, pourvu qu’il représente une idée ; vous le prenez comme un symbole et vous l’ajoutez à votre faisceau, sans trop vous demander si c’est une arme éprouvée. Eh bien, pour moi, Ledru-Rollin est une arme faible et dangereuse, destinée à se briser dans les mains du peuple. Soyons juste et faisons la part de l’homme. Je commence par vous dire que j’ai de la sympathie, de l’amitié même pour cet homme-là. Je suis sans aucune prévention personnelle à son égard, et, tout au contraire, mon goût me ferait préférer sa société à celle de la plupart des hommes politiques que je connais. Il est aimable, expansif, confiant, brave de sa personne, sensible, chaleureux, désintéressé en fait d’argent. Mais je crois ne pas me tromper, je crois être bien sûre de mon fait quand je vous déclare, après cela, que ce n’est point un homme d’action ; que l’amour-propre politique est excessif en lui ; qu’il est vain ; qu’il aime le pouvoir et la popularité autant que Lamartine ; qu’il est femme dans la mauvaise acception du mot, c’est-à-dire plein de personnalité, de dépits amoureux et de coquetteries politiques ; qu’il est faible, qu’il n’est pas brave au moral comme au physique ; qu’il a un entourage misérable et qu’il subit des influences mauvaises ; qu’il aime la flatterie ; qu’il est d’une légèreté impardonnable ; enfin, qu’en dépit de ses précieuses qualités, cet homme, entraîné par ses incurables défauts, trahira la véritable cause populaire. Oui, souvenez-vous de ce que je vous dis, il la trahira, à moins que des circonstances ne se présentent qui lui fassent trouver un profit d’amour-propre et de pouvoir à la servir. Il la trahira, sans le vouloir, sans le savoir peut-être, sans comprendre ce qu’il fait. Ses aversions sont vives, sinon tenaces. Il verra dans les grands événements de petites considérations qui l’empêcheront de faire le bien et qui satisferont sa passion, son caprice du moment. Il transigera pour les choses les plus graves, par des motifs dont personne ne pourra soupçonner la frivolité.

C’est l’homme capable de tout, et pourtant c’est un très honnête homme, mais c’est un pauvre caractère. Il ira à droite, à gauche ; il glissera dans vos mains. Il brisera devant vous avec un ennemi ; le lendemain matin, vous apprendrez qu’il a passé la nuit à se réconcilier. Rien de plus impressionnable, rien de plus versatile, rien de plus capricieux que lui, vous verrez !

Vous me direz que vous savez tout cela ; vous devez le savoir, puisque vous le voyez, et qu’il y a en lui une certaine naïveté, aimable mais effrayante, qui ne permet pas de douter de sa nature, après un mois ou deux d’examen. Il n’en faut même pas tant à des gens plus clairvoyants et moins optimistes que je ne le suis parfois. Vous me direz donc que cela vous est égal ; que, puisqu’il est l’homme le plus populaire du parti républicain en France, vous l’acceptez comme l’instrument que Dieu place sous votre main. Qui a tort ou raison de vous ou de moi ? Je ne sais ; mais nous avons une disposition tout opposée. Vous n’avez pas besoin d’estimer et d’aimer beaucoup un homme pour l’employer, pour le juger propre à l’œuvre sainte.

Moi, je suis capable d’estimer et d’aimer, comme individu privé, un homme aimable et bon ; je le défendrais comme tel avec chaleur contre ses ennemis, je voudrais lui rendre service, je partagerais ses chagrins. J’ai plusieurs amis dont je ne goûte pas les idées, dont je n’approuve pas la conduite, et que j’aime pourtant et à qui je suis très dévouée, dans tout ce qui est en dehors de l’opinion. Mais, dans l’action générale, c’est autre chose. Si je faisais de la politique, je serais d’une rigidité farouche. Je voudrais sauver la vie, l’honneur et la liberté de ces hommes-là : mais je ne voudrais pas qu’une mission leur fût confiée, et rien ne me ferait transiger là-dessus, ni la considération de leur talent, ni celle de leur popularité (la popularité est si aveugle et si folle !), ni celle d’une utilité momentanée. Je ne crois pas à l’utilité momentanée. On paye cela trop cher le lendemain, pour qu’il y ait une utilité réelle.

Voilà donc, pour la France, le chef de l’association politique formée sous le titre du Proscrit[1]. Il est possible que la nuance que cet homme représente soit la seule possible en fait de gouvernement républicain immédiat : on doit respect à cette nuance pendant un certain temps.

Je ne la combattrais donc pas, si j’étais homme et écrivain politique, tant qu’elle ne ferait pas de fautes graves, et surtout tant que nous serions en présence d’ennemis formidables contre lesquels cette nuance serait le seul point de ralliement. Mais je ne pourrais plus mettre mon cœur, mon âme et mon talent à son service. Je m’abstiendrais jusqu’au jour où ce parti deviendrait le persécuteur avoué et agissant d’un parti plus avancé qui représenterait davantage la raison et la vérité par le peuple. Ce jour, hélas ! ne se ferait pas longtemps attendre.

Votre âme ardente me répond, je l’entends d’avance, qu’il ne faut jamais s’abstenir, pas une heure, pas un moment !

Je sens la beauté mais non la vérité rigoureuse de cette réponse ; je crois que tout le mal vient de ce que personne ne veut jamais s’abstenir pendant un temps donné. Les uns y sont poussés par leurs passions, les autres par leur vertu, c’est le petit nombre. Mais quiconque serait bien pénétré de l’esprit de l’histoire et de la nature des lois qui régissent les destinées humaines, saurait se mettre en retraite pendant certains jours, et se dirait : « J’ai dans mon âme une vérité supérieure à celle que les hommes acceptent aujourd’hui, je la dirai quand ils seront capables de l’entendre. »

C’est pour la politique seulement que je dis cela ; car, en restant sur le terrain philosophique, socialiste, si vous voulez, on peut et on doit toujours tout dire, et aucun gouvernement n’a le droit de l’empêcher. Les idées ont toujours le droit de lutter contre les idées. Seulement, il y a des temps où les hommes ne doivent pas combattre contre certains hommes, sans motifs puissants et pressants.

Vous me direz encore que je fais, entre la politique et le socialisme, une distinction arbitraire, et que j’ai combattue moi-même mainte et mainte fois. Lorsque je l’ai combattue, c’était contre les politiques précisément qui faisaient, au point de vue du National, ce que le Proscrit est bien près de faire en excluant les hommes à système. Les hommes du Proscrit s’intitulent socialistes aujourd’hui ; mais, croyez-moi, ils ne le sont guère plus que ceux d’hier. Ils admettent le programme de la Montagne, c’est quelque chose ; mais, pour quiconque tendrait à le dépasser un peu, ils seraient tout aussi intolérants, tout aussi railleurs ; tout aussi colère était le National en 1847. Ils ne sont pas assez forts pour vaincre par le raisonnement : ils vaincraient par la violence, ils y seraient entraînés, forcés, pour se maintenir, et ils se retrancheraient sur les nécessités de la politique. Par le fait, la politique et le socialisme sont donc encore choses très distinctes pour eux, quoi qu’ils en disent, et il faut bien que les socialistes s’en tiennent pour avertis. Il y a donc, aujourd’hui encore, nécessité à distinguer ce qu’il faut faire et ne pas faire dans une pareille situation.

Si Ledru-Rollin et les siens étaient au pouvoir, et que je fusse écrivain politique, je croirais faire mon devoir, comme socialiste, en discutant l’esprit et les actes de son gouvernement ; mais je croirais faire une mauvaise action, comme politique, en attaquant les intentions de l’homme et en publiant sur son compte, ou en disant tout haut à tout le monde ce que je vous écris ici. Je ne voudrais pas conspirer contre lui par la seule raison que je ne me fie point à lui. Je retrancherais enfin l’amertume et la personnalité qui sont, malheureusement, la base de toute polémique jusqu’à nos jours.

Mais je ne suis pas, je ne serai pas écrivain politique, parce que, pour être lu en France aujourd’hui, il faut s’en prendre aux hommes, faire du scandale, de la haine, du cancan même. Si on se borne à disserter, à prêcher, à expliquer, on ennuie et autant vaut se taire.

Émile de Girardin a la forme quand il veut ; il n’a pas le vrai fond. Louis Blanc a le fond et la forme. On ne s’en occupe point. Il se doit à lui-même d’écrire toujours, parce qu’il a un parti et qu’il ne peut l’abandonner après l’avoir formé. Mais, en dehors de son parti, il est sans action.

Et parlons de Louis Blanc maintenant, puisque vous le voulez. Pour moi, c’est lui qui a raison, c’est lui qui est dans le vrai. Vous me parlez de ses défauts personnels. Il a les siens, sans doute, et certainement Ledru-Rollin est plus conciliant, plus engageant, plus entouré, plus entourable, plus populaire par conséquent. Mais, dans la vie politique, Louis Blanc est un homme sûr. Que m’importe que, dans la vie privée, il ait autant d’orgueil que l’autre a de vanité, si, dans la vie publique, il sait sacrifier orgueil ou vanité à son devoir ? Je compte sur lui, je sais où il va, et je sais aussi qu’on ne le fera pas dévier d’une ligne. J’ai trouvé en lui des aspérités, jamais de faiblesse ; des souffrances secrètes, aussitôt vaincues par un sentiment profond et tenace du devoir. Il est trop avancé pour son époque, c’est vrai. Il n’est pas immédiatement utile, c’est vrai. Son parti est restreint et faible, c’est vrai ; il n’aurait d’action qu’en se joignant à celui de Ledru-Rollin. Mais voilà ce que je ne lui conseillerai jamais ; car Ledru-Rollin ne s’unira jamais sincèrement à lui, et travaillera désormais plus qu’autrefois à le paralyser ou à l’anéantir.

Louis Blanc ne peut plus être solidaire des frasques du parti de Ledru-Rollin. Il ne le doit pas. Qu’il reste à l’écart, s’il le faut ; son jour viendra plus tard, qu’il se réserve ! Est-ce qu’il n’a pas la vérité pour lui ? est-ce qu’il ne faudra pas, après bien des luttes inutiles et déplorables, en venir à accorder à chacun suivant ses besoins ? Si nous n’en venons pas là, à quoi bon nous agiter, et pour quoi, pour qui travaillons-nous ? Vous voudriez qu’il mît sa formule dans sa poche pour un temps, et qu’il employât son talent, son mérite, sa valeur individuelle, son courage, à faire de la politique de transition. Moi aussi, je le lui conseillerais, s’il pouvait se joindre à des hommes comme vous ; s’il pouvait avoir la certitude de ne pas fermer l’avenir à son idée, en l’accommodant aux nécessités du présent ; si chacun de ses pas prudents et patients vers cet avenir n’était pas rétrograde ; si enfin il pouvait et devait se fier.

Mais il ne le peut pas. Ledru-Rollin le trahira, non pas sciemment et délibérément, non ! Ledru dit comme nous quand on l’interroge. Il comprend le progrès illimité de l’avenir, il est trop intelligent pour le contester. Sous l’influence d’hommes comme vous et comme Louis Blanc, il y marcherait. Mais la destinée, c’est-à-dire son organisation, l’entraînera où il doit aller, à la trahison de la cause de l’avenir. Si je me trompe, tant mieux ! je serai la première, dans dix ans d’ici, si nous sommes encore de ce monde et s’il a bien marché, à lui faire amende honorable. Mais, aujourd’hui, ma conviction est trop forte pour me permettre d’associer mon nom au sien dans une œuvre dont le premier acte est de rejeter, de honnir, de maudire Louis Blanc en lui imputant, comme mal produit, le bien qu’il n’a pu faire et qu’on l’a empêché de faire.

C’est là, cher ami, une des causes de mon découragement. J’estime qu’on se trompe, que vous vous trompez aussi sur un fait, que vous n’avez pas mis la main sur un véritable élément de salut pour la France, et par conséquent pour l’Italie, dont la cause est solidaire de la nôtre. Je me dis qu’il n’y a pas à lutter contre le courant qui vous entraîne à ce choix, et je m’abstiens, toujours triste, toujours attachée à vous par la foi la plus vive en vos sentiments et par l’affection la plus tendre et la plus profonde.

Votre sœur,

GEORGE.
  1. Revue que Mazzini et Ledru-Rollin venaient de fonder à Londres.