Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCV

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CCCV

À M. ARMAND BARBÈS, À DOULLENS


Nohant, 21 septembre 1840.


Mon ami,

Je trouve enfin une occasion pour vous écrire. Elle se présente à moi ; car, loin de tout comme je suis, et n’osant guère me fier à la poste, je ne sais souvent à qui m’adresser pour parler à ceux que j’aime.

Mais je n’ai pas passé un jour, presque pas une heure, sans penser à vous. Toujours, vous et Mazzini, vous êtes dans ma pensée comme les martyrs héroïques de ces tristes temps. À vous deux, il n’y a pas l’ombre d’un reproche à faire. En vous deux, il n’y a pas une tache. Je crois toujours, je crois fermement que les révolutions ne se feront plus ni profondes ni durables tant qu’il n’y aura pas à leur sommet des hommes d’une vertu sans bornes et d’une profonde modestie de cœur.

Les peuples sont blasés sur les hommes de talent, d’éloquence et d’invention. On les écoute parce qu’ils amusent ; le peuple français surtout, éminemment artiste, se passionne pour eux à la légère. Mais cette passion ne va pas jusqu’au dévouement, jusqu’au sacrifice de soi-même. Le dévouement seul commande le dévouement, et il est plus rare encore aujourd’hui chez les chefs de parti que chez le peuple. Le jour viendra, n’en doutez pas ! Gardez-vous pour ce jour-là. Votre force morale vous fera triompher de la mort lente qu’on voudrait vous donner.

On ne tue pas les hommes comme vous, on ne les use pas, parce qu’on ne peut les irriter. Je ne vous dis pas d’avoir courage et patience, parce que je sais que vous en avez pour vous et pour nous. C’est nous qui en avons besoin pour supporter ce que vous souffrez.

S’il vous était possible de me dire comment vous êtes, je serais bien heureuse. Mais je ne veux pas que, pour me donner cette joie, vous risquiez de voir resserrer davantage les liens qui vous pressent et dont mon cœur saigne.

Je m’imagine, d’ailleurs, que vous pensez souvent à moi comme je pense à vous, et qu’il n’est pas un instant où vous doutiez de mon affection. Comptez-y bien, et que ce soit pour vous un adoucissement à cette vie de sacrifice qui nous fait tant de mal. Ah ! si tous ceux qui vous chérissent pouvaient donner une partie de leur vie à la captivité, en échange de votre liberté, on trouverait des siècles de prison pour contenter nos ennemis.

Sachez bien, du moins, qu’on vous tient compte de ce que vous souffrez, que les plus tièdes et les plus ignorants l’apprécient, et que les discussions politiques s’arrêtent devant votre nom, devenu sacré pour tous.

Mon fils vous chérit toujours, et tous deux nous vous embrassons de toute notre âme.

G. S.