Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCXCII

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CCXCII

À M. EDMOND PLAUCHUT, À ANGOULÊME


Nohant, 13 février 1849.


Permettez-moi, citoyen, de défendre le travail de mon ami auprès des vôtres et de vous-même[1]. Il ne me semble pas que ce travail soit incomplet à son point de vue, et vous en seriez plus satisfait si vous vous détachiez du vôtre, comme j’ai été obligée de le faire pour le mien propre. Mais remarquez bien que ce petit livre, est, quoique sous une forme modeste, un livre de philosophie, l’examen d’un principe, bien plutôt qu’un livre de pratique sociale, d’économie politique.

Il s’agissait de poser ce principe et de savoir s’il était juste, s’il était admissible. Il vous paraît tel puisque vous acceptez la préface. Le livre n’est que le développement historico-philosophique de ce principe, que je répète ici pour mieux nous entendre :

La propriété est de deux natures. Il y a une propriété commune, il y a une propriété individuelle.

Lorsqu’en causant, nous arrivâmes à cette formule, M. Borie et moi, notre premier cri fut celui : « Il n’y a guère d’idées nouvelles, et ce que nous avons trouvé là, n’est probablement qu’une réminiscence. Si nous avions tous nos souvenirs bien présents, nous verrions que nous avons lu cela dans les philosophes de toute l’humanité. »

Quant à moi, je n’ai pas d’instruction, quoique j’aie beaucoup lu. Mais je manque de précision dans la mémoire. M. Borie, étant beaucoup plus jeune, eut plus de facilité à retrouver les textes que je n’en aurais eu, et c’est pourquoi il fit très vite ce travail, que j’aurais fait très lentement. Il me semble aussi que son point de départ, car ses opinions ne sont pas absolument les miennes, donnait plus de force à son raisonnement sur la propriété commune. On devait l’accepter mieux de la part d’un esprit hostile au communisme absolu que de la mienne ; car, moi, j’ai longtemps cru au communisme absolu de la propriété et peut-être que, même en admettant une propriété individuelle, comme je le fais aujourd’hui, je ferais cette dernière part si petite, que peu de gens s’en contenteraient.

Maintenant, ce que vous reprochez à M. Borie, c’est de n’avoir pas donné un moyen pratique, en définissant d’une manière nette et absolue, ce qui est du domaine de la propriété individuelle et ce qui est de celui de la propriété commune. Voilà où, je crois, l’auteur devait s’arrêter dans un petit ouvrage de cette nature ; car les moyens sont toujours une chose arbitraire, une chose essentiellement discutable et modifiable, une chose enfin qui, proposée aujourd’hui par un individu, devient aussitôt beaucoup meilleure si beaucoup d’individus prennent le temps de l’examiner et de la perfectionner. La nature des moyens, selon moi, importe fort peu à priori ; et la nature des principes nous est très nécessaire.

Croyez-vous que, le jour où les hommes seront d’accord sur les principes de justice et de fraternité, ils seront à court de moyens ? Croyez-vous donc que, même dans ce moment-ci, les moyens n’abondent pas ? Est-ce l’intelligence de la pratique qui fait défaut en France ? Nullement. Il y a des moyens à remuer à la pelle, et, si nous avions une Assemblée législative composée de socialistes intelligents (certes on en trouverait bien assez pour remplir le Palais-Bourbon), on verrait plus d’un homme de génie apporter son moyen. Ces moyens différeraient ; mais, si la même religion sociale unissait les intelligences, on s’entendrait, et, d’amendements en amendements, on formulerait des lois équitables et vraies qui sauveraient la société.

Croyez-vous qu’en fait de moyens, Proudhon n’ait pas, dans sa banque, de quoi rendre la vie matérielle à ce corps épuisé ? Et croyez-vous qu’il n’y ait pas d’autres grandes intelligences financières qui végètent dans l’obscurité, par impuissance de se produire ? Je dis donc que proposer un moyen pur et simple est une chose puérile, si on ne se sent pas spécialement l’homme du moyen, et si on n’a pas, en outre, le moyen de propager son moyen. C’est dans un concile social, ou du haut d’un journal très répandu, ou du droit d’une grande capacité pratique, qu’on peut venir proposer un système pratique. Mais disséminer le travail des esprits sur une multitude de propositions isolées, c’est ce que je désapprouve.

C’est cette multitude de systèmes pratiques qui nous a empêchés d’en suivre un seul au début de la Révolution. En ce moment, Proudhon parle, et, bien qu’il ne s’inquiète point des principes qui nous préoccupent, je suis d’avis qu’il nous faut l’étudier attentivement et nous tenir prêts à le seconder, s’il est seulement dans la route, ou sur la pente du vrai dans la pratique ; car autre chose est de cultiver en soi une religion, et autre chose est de la pratiquer dans la communauté et le consentement de ses semblables. Il faut bien que chacun fasse une concession pour arriver à l’accord qui seul rend la pratique possible, et c’est ce que ferait probablement Proudhon, s’il se trouvait dans un concile organisateur, en présence d’esprits de sa force, agissant vers un but commun.

Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ; mais, si vous ne me comprenez pas, il y a de ma faute. Voici ce que je veux dire en résumé : C’est que nous devons travailler sérieusement à dégager en nous les principes, et qu’en même temps nous devons nous faire très accessibles et très modestes devant les moyens proposés. Nous devons ne point croire que nous ayons chacun un moyen qui est le seul, et nous bien persuader que les moyens ne se trouvent qu’en commun et par la discussion pacifique. L’erreur de Proudhon, c’est de croire que tout est dans un moyen. Hélas ! ce moyen, fût-il parfait, tombe dans le vide, s’il est offert à une majorité récalcitrante. Mais il est bon peut-être que Proudhon ait cette croyance étroite qui concentre sa force intellectuelle.

Quelques hommes ont cette étroitesse de vues et deviennent grands par cela même. Témoin Voltaire et tant d’autres, qui, à force de rejeter ce qu’ils croyaient inutile, se sont rendus utiles et puissants dans leur spécialité. Laissons grandir les hommes pratiques parmi nous et gardons-nous de croire qu’il n’en faille point. Mais gardons-nous également de nous croire tous des hommes pratiques ; car, bien qu’il y en ait en France maintenant plus qu’à aucune autre époque, c’est encore et ce sera peut-être toujours une précieuse minorité par rapport à la population.

Voilà pourquoi je n’ai pas vu avec regret que M. Borie s’arrêtât précisément devant le moyen ; s’il a en lui un moyen, c’est après un autre genre de travail, c’est dans un ouvrage spécial qu’il doit l’exposer, s’il le juge à propos. Mais nous n’en sommes pas encore, en France, à ce point de pouvoir présenter simultanément la théorie et l’application. Pierre Leroux y a échoué, malgré son génie.

Remarquez bien. Il y a plus d’un moyen de définir la propriété individuelle et la propriété commune. Proudhon vous dira que tout cela est concilié par son système. Un autre vous proposera une banque hypothécaire ; je crois que ce serait le rêve de M. Borie, par exemple, et je connais plusieurs personnes qui croient aussi à ce moyen sous diverses formes. Un troisième viendra et vous parlera de l’impôt progressif ; un quatrième, de moyens plus modestes, mais qui seraient immédiatement applicables si l’Assemblée nationale avait seulement un peu de foi et de volonté, la communauté dans le système des chemins de fer par l’État, les assurances mutuelles sous diverses formes, et, toutes, tendant à constituer un fonds social réel ; car nous en avons déjà un fictif qui repose sur l’impôt, mais qui est mal assis et ne profite qu’aux riches.

Vous voyez que voilà bien des moyens, et je crois que tous sont bons. Si j’avais la capacité financière, je suis sûre que j’en trouverais dix autres à vous proposer. Je dis qu’ils sont tous bons par eux-mêmes et qu’ils seraient excellents en venant se fondre dans un système consenti par la nation. Mais où est le consentement ? Les riches ne veulent pas, et les pauvres ne savent pas. Un principe se formule en trois mots, et s’appuie sur des raisons purement philosophiques. Ces raisons peuvent être facilement acceptées de tous, parce que ce qui est vrai et beau saisit presque tout le monde ; qui osera dire que Socrate, Jésus, Confucius et les autres grands révélateurs se sont trompés ? Mais, quand on arrive au fait palpable, chacun a son avis, et il faut bien consulter tout le monde pour agir.

Voilà pourquoi les pensées de colère doivent être refoulées en nous, par le sentiment même de la fraternité et de la justice. Nous sommes bien forcés, si nous aimons l’humanité, de la respecter et de regarder comme sacrée la liberté qu’elle a de se tromper.

Eh quoi ! Dieu souffre cette erreur et nous ne la souffririons pas ? Pourquoi vous indigner contre les riches ? Est-ce que les riches seraient à craindre, si les pauvres étaient détachés de l’avarice et du préjugé ? Les riches ne font tout ce mal que parce que le peuple tend le cou. Si le peuple connaissait son droit, les riches rentreraient dans la poussière et nous aurions si peu à les redouter, que personne ne se donnerait la peine de les haïr. Notre obstacle n’est pas là ; il est parmi nous, et nos plus implacables adversaires, à cette heure, sont, à une imperceptible minorité près, ceux-là mêmes que nous voulons défendre et sauver. Patience donc ! Quand le peuple sera avec nous, nous n’aurons plus d’ennemis et nous serons trop puissants pour ne pas être encore une fois généreux.

Quant à moi, je ne veux pas écrire au courant de la plume pour le public en ce moment-ci, et c’est précisément pour ne pas me laisser entraîner par l’émotion. Je ne suis pas toujours aussi calme que je le parais. J’ai du sang dans les veines tout comme un autre, et il y a des jours où l’indignation me ferait manquer à mes principes, à la religion qui est au fond de mon âme. J’obéis donc à la prudence, comme vous le dites fort bien, mais ce n’est pas à cause de moi. Je n’ai pas cette qualité-là pour ce qui concerne ma sécurité personnelle ; mais la passion fait du mal aux autres ; elle est un mauvais enseignement, un magnétisme funeste. J’ai assez de vertu pour me taire, je n’en aurais pas assez pour parler toujours avec douceur et charité. Or croyez bien que la charité seule peut nous sauver.

Cette lettre est toute confidentielle pour vous et vos amis. Mon nom est, à cause du XVIe Bulletin, un épouvantail pour les réactionnaires, et des relations avouées avec moi pourraient vous compromettre sérieusement, je dois vous en prévenir. Si quelque chose dans mes lettres pouvait vous paraître utile à dire, je vous autorise pleinement, puisque vous avez un journal, à le reproduire comme venant de vous ; car ce ne sont pas les choses que je dis qui effrayent et irritent les gens, c’est mon nom.

En ce qui me concerne, j’ai été forcée de refuser à plusieurs amis d’être leur collaborateur, et, si j’écrivais dans votre journal, cela m’attirerait des chagrins personnels.

Recevez, citoyen, l’assurance de mes sentiments de fraternité.

G. SAND.
  1. Travailleurs et propriétaires.