Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCXCVI

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CCXCVI

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 13 mai 1849.


Mon enfant,

Je crois que tu devrais revenir, sauf à retourner ensuite s’il ne se passe rien de tout ce que le monde appréhende. Je ne m’inquiète pas follement ; mais je vois bien que la situation est plus tendue qu’elle ne l’a jamais été, et, non seulement par les journaux, mais encore par toutes les lettres que je reçois, je vois que le pouvoir veut absolument en venir aux mains. Il fera de telles choses que le peuple, qui est un être collectif et un composé de mille idées et de mille passions diverses, ne pourra probablement continuer ce miracle de rester calme et uni comme un seul homme en présence des provocations insensées d’une faction qui joue son va-tout. La lutte sera terrible ; il y a tant de partis ennemis les uns des autres qu’on ne peut en prévoir l’issue, et qu’il y aura peut-être de plus horribles méprises, s’il est possible, de plus sanglants malentendus qu’en juin. Si la République rouge donne, elle donnera jusqu’à la mort ; car c’est la République européenne qui est en jeu avec elle contre l’absolutisme européen. Voilà du moins ce que je crois, et cela peut éclater d’un moment à l’autre. Tu ne lis pas les journaux peut-être ; mais, si tu suivais les discussions orageuses de l’Assemblée, tu verrais que chaque jour, chaque heure fait naître un incident qui est comme un brandon lancé sur une poudrière.

Reviens donc, je t’en prie ; car je n’ai que toi au monde, et ta fin serait la mienne. Je peux encore être d’une petite utilité à la cause de la vérité ; mais, si je te perdais, bonsoir la compagnie ! Je n’ai pas le stoïcisme de Barbès et de Mazzini. Il est vrai qu’ils sont hommes et qu’ils n’ont pas d’enfants. D’ailleurs, selon moi, ce n’est point par le combat, par la guerre civile que nous gagnerons en France le procès de l’humanité. Nous avons le suffrage universel : malheur à nous si nous ne savons pas nous en servir ; car lui seul nous affranchira pour toujours, et le seul cas où nous ayons le droit de prendre les armes, c’est celui où l’on voudrait nous retirer le droit de voter.

Mais ce peuple, si écrasé par la misère, si brutalisé par la police, si provoqué par une infâme politique de réaction, aura-t-il la logique et la patience vraiment surhumaines d’attendre l’unanimité de ses forces morales ? Hélas ! je crains que non. Il aura recours à la force physique. Il peut gagner la partie ; mais c’est tant risquer pour lui, qu’aucun de ceux qui l’aiment véritablement ne doit lui en donner le conseil et l’exemple. Pour n’être ni avec lui ni contre lui, il faut n’être pas à Paris. Reviens donc, si tu m’en crois ; j’estime qu’il est temps. Ramène aussi Lambert, je le lui conseille, et je serai plus tranquille de vous voir tous ici.

Je t’embrasse, mon enfant, et te prie de penser à moi.