Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCXCVIII

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CCXCVIII

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 12 juin 1849.


Ah ! mon cher enfant, tu devrais bien revenir ! Ce choléra m’épouvante, et tu as beau avoir payé ton tribut en douceur, tu respires un air empesté, et tu peux retomber malade. D’ailleurs, nous sommes toujours sous le coup d’un branle-bas général. Ces affaires d’Italie sont plus graves que tout ce qui s’est passé. Je ne vis pas tant que tu seras à Paris dans cette funeste saison. Dans toutes les lettres qu’on m’écrit de Paris, on me dit que je devrais te faire revenir, qu’il meurt douze cents personnes par jour, et cela sur documents officiels que le Moniteur et les journaux ne publient pas. Je ne sais pas te contrarier, ni rien exiger de toi, mais tu devrais bien toi-même mettre un terme à mes angoisses.

Qu’est-ce que le plaisir de voir l’Exposition au prix de ce que tu risques et me fais risquer ; car tu sais bien que ta vie est la mienne, et que je ne te survivrais pas.

Nous avons eu fort peu d’orages ; il paraît qu’il y en a eu un terrible à Paris. Il a dû pleuvoir des cheminées, et puis les sergents de ville assomment les étudiants et les jeunes gens de vos quartiers. Quelles mauvaises circonstances pour être loin les uns des autres ! Reviens donc dans ton nid, et attends de meilleurs jours pour aller travailler au Musée ; car ce n’est pas dans ce moment-ci que tu pourrais y faire un travail soutenu et utile. La réponse de ton père te parviendra aussi bien ici.

Nous avons eu aujourd’hui nombreuse compagnie. Camus, avec un jeune homme très bien de Châteauroux ; Fleury, Périgois, Desmousseaux, Laussedat, Gustave Tourangin, Lumet, et le nez de Germann. Lumet est un vigneron d’Issoudun aussi grave et absolu que Patureau est malin et persuasif. Il a une tête magnifique, distinguée ; une pénétration, une fermeté, une éloquence extraordinaire par moments, et tout cela avec le langage paysan et des manières nobles comme ne les ont plus les grands seigneurs.

Non, les hommes supérieurs ne manquent pas dans le peuple ; il ne s’agit plus que de les mettre à leur plan, et cela ne tardera guère.

Bonsoir, cher petit Bouli. Je suis presque guérie. N’en déplaise à ton ordonnance, plus je reste dans l’eau, mieux je m’en trouve ; chacun a son tempérament. Moi, j’ai un peu de celui des poissons ou des grenouilles. Nous étions dans l’eau l’autre jour pendant l’orage. Il pleuvait à verse ; mais la rivière était tiède, presque chaude, et c’est bien décidément un proverbe très sage, et non un paradoxe, que Gribouille se jetant dans l’eau de peur de la pluie.

Reviens donc ! il fait si bon ici, et tu es si mal là-bas ! J’en souffre dans tes os et je ne jouis de rien sans toi. Pôtu part décidément jeudi ; sa sœur va mieux, mais sa famille veut absolument voir cette masse de graisse. Je ne pourrai travailler que quand tu seras là. Je n’ai le cœur à rien sans toi. Je t’embrasse mille fois.